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aux uns en fermant la bouche à l’autre. La dignité du juge n’est pas compromise parce qu’il tient la balance égale entre le plaignant et l’inculpé.

Tout cet ordre de critiques peut se résumer en un seul reproche : on aurait jeté la France « aux pieds de l’Angleterre; » la France aurait reconnu la « suzeraineté » de l’Angleterre sur les mers et par là même fait, en quelque sorte, acte de vassalité. Mais comment concilier cette suzeraineté prétendue avec l’absolue réciprocité des droits et des devoirs? Nous ne nous abaissons pas devant l’Angleterre en permettant au croiseur anglais soit d’arrêter un bâtiment suspect qui porte nos couleurs, soit de vérifier certains papiers de bord, puisque l’Angleterre autorise le croiseur français à traiter de la même manière ses propres navires. Ce raisonnement très simple est irréfutable. On a pourtant essayé de le réfuter en développant la proposition suivante : « La réciprocité dans les droits suppose l’égalité dans les forces, » et l’on a rappelé l’apostrophe lancée par M. Thiers au ministre de la marine : « Si l’Angleterre envoyait deux cents croiseurs sur la côte d’Afrique, en enverriez-vous autant? »

Mais il importe de ne pas déplacer la question. L’honneur est-il sauf? C’est ce que nous cherchons. Or ce n’est pas seulement, selon toute apparence, parce que les croiseurs anglais et français navigueraient en nombre inégal dans la zone « contaminée » que notre dignité nationale serait atteinte. Mais deux cents croiseurs feraient sans doute plus de besogne que cinquante, et l’on craint que l’exercice des pouvoirs conférés à la marine militaire des deux pays ne pèse plus lourdement sur une des deux flottes marchandes, c’est-à-dire sur la nôtre. En un mot, si les croiseurs des deux nations arrêtent dans le cours de la même année le même nombre de bâtimens suspects, l’inégalité des forces n’a plus rien qui nous blesse; mais, si le nombre des arrestations opérées par les Anglais dépasse de quelques unités celui des nôtres, l’honneur français serait entamé. C’est ce que nous n’admettons pas ! La réciprocité peut tourner à notre désavantage si l’on arrête, en fait, plus de voiliers français jaugeant moins de 500 tonnes que de navires anglais du même tonnage; mais l’honneur du pays, si le pacte lui-même, envisagé dans son principe, l’a laissé debout, n’oscille pas aux fluctuations de cette statistique. C’est ce que tout le monde avait compris en 1845[1]. Ce qu’il faut calculer, ce n’est pas la

  1. Voir l’article 1er de la convention anglo-française. Le nombre minimum des croiseurs à établir sur la côte occidentale de l’Afrique est fixé; mais il n’est imposé de chiffre maximum ni sur la côte occidentale, ni sur la côte orientale.