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rangs sociaux, » rappellerai-je à M. Biré que l’histoire du XVIIe siècle en est pleine, et qu’un Alberoni, qu’un Dubois, qu’un Mazarin en sont peut-être des exemples assez fameux? Qu’il relise là-dessus son Gil Blas, ou ses Lettres persanes : « Le corps des laquais est plus respectable en France qu’ailleurs; c’est un séminaire de grands seigneurs; il remplit le vide des autres états... » Voilà pour « l’époque. » Mais, pour en venir maintenant au « pays, « le Ruy Blas d’Hugo n’est-il pas le Fernand Valenzuela de l’histoire ? Picaro devenu grand d’Espagne, élevé des bas emplois de la domesticité du palais, par la faveur ou le caprice d’une femme, au premier rang de la monarchie, si Valenzuela n’a pas été l’amant de la reine Marie-Anne d’Autriche, mère de Charles II, le bruit en a couru. Hugo en a retrouvé l’écho, — et aussi bien presque tous les traits dont il a composé la physionomie de son personnage, — dans les Mémoires sur la cour d’Espagne, de Mme d’Aulnoy, lesquels ne sont point du tout une source qu’on doive mépriser. La valeur de Ruy Blas comme drame historique est donc tout à fait analogue, — je ne dis pas égale, — à celle du don Sanche d’Aragon ou du Cid même de Corneille, et le poète n’a pas pris avec l’histoire plus de libertés que son devancier. Supposé qu’il ait emprunté à Bulwer le sujet de son drame, le coup de génie a été justement de le dépayser ou de le transposer. Et M. Biré l’aurait bien vu s’il ne s’était pas fait une étrange illusion sur le mélodrame de Bulwer, mais surtout s’il n’avait pas cru beaucoup rabaisser Hugo en l’accusant de plagiat.

Quand en finira-t-on de cette accusation ridicule? et quand mettra-t-on l’invention où elle est, je veux dire partout ailleurs que dans l’imagination des faits qui servent de support au drame et au roman ? M. Biré compare encore le sujet de Ruy Blas à celui des Précieuses ridicules : il trouve dans Lucrèce Borgia des réminiscences du Richard III de Shakspeare et de la Duchesse d’Amalfi, de Webster, — que Victor Hugo n’avait sans doute jamais lue. Quand il en trouverait d’autres encore, et quand Hernani lui rappellerait Cinna, — ou Ruy Blas, comme à J.-J. Weiss, le jeu de l’amour et du hasard, — s’ensuivrait-il que les idées d’Hugo se fussent associées comme les siennes? Pour parler de plagiat, ce n’est pas assez que de pouvoir signaler des ressemblances, même indiscutables; il faut encore établir la réalité de la contrefaçon. Et quand on l’a établie, qu’en résulte-t-il enfin, si, comme tout le monde le sait, il n’y a presque pas une pièce de Molière ou de Shakspeare même, dont le sujet leur appartienne en propre? Véritablement, je regrette cette concession de M. Biré à l’un des préjugés les plus répandus, je le sais, mais aussi l’un des plus vulgaires et des plus faux qu’il y ait au monde.

Je regrette encore qu’il se soit servi de certains argumens qui ne sont pas d’assez bonne guerre, comme quand il reproche à Victor