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base pour y asseoir solidement l’autorité des pouvoirs représentatifs. Mais quelle faute que de transporter ce principe hors de son domaine propre et d’en étendre l’application! Comme s’il était permis de confondre le vote d’une assemblée politique, représentant les intérêts publics du pays, avec les décisions prises par une réunion quelconque de personnes traitant ensemble d’intérêts prives.

Dans nos sociétés modernes, si compliquées, la liberté individuelle est restreinte par assez d’entraves, politiques, financières, administratives ou pénales. On propose d’y ajouter par surcroît le fardeau et la gêne intolérables de lois minutieuses imposées par les majorités irrégulières de groupes souverains, légiférant sans appel sur toutes les affaires petites ou grandes de la vie quotidienne. Chaque ville ou village, chaque atelier, chaque fabrique, chaque centre industriel, agricole ou commercial aurait ses syndicats spéciaux, dont les volontés et les fantaisies deviendraient également obligatoires; ce serait le régime du bon plaisir syndiqué. Pourquoi pas aussi quelque futur syndicat de la presse où la minorité devrait adopter les vues et les opinions de la majorité, en sorte que tous les écrivains et les publicistes se verraient contraints d’attaquer et de défendre solidairement les mêmes choses, les mêmes idées et les mêmes hommes? Rien à craindre de ce côté. Mais en laissant libre carrière aux empiétemens de la prétendue souveraineté syndicale, on exposerait la souveraineté nationale à des risques graves. Un beau jour, l’inévitable syndicat des syndicats n’aurait plus qu’à dire : « L’État, c’est moi! »

Pour corriger des abus réels et prévenir des dangers probables ou possibles, il faudrait aviser sans retard. Ne demandons pas que les syndicats soient abolis; ils ont le droit d’occuper leur place au soleil démocratique, à la condition toutefois de ne pas mettre le reste du monde à l’ombre. Comme toutes les grandes forces, ils peuvent beaucoup pour le bien et pour le mal. Certaines mesures de préservation semblent urgentes, dans l’intérêt du public, des patrons et principalement des ouvriers, auxquels leurs propres syndicats imposent une protection par trop oppressive.

Jusqu’à quel point la législation actuelle régissant la matière est- elle défectueuse? Quelles modifications conviendrait-il d’y apporter? Nous n’avons pas l’ambition de répondre à ces questions délicates. Peut-être le défaut essentiel du texte légal est-il l’interprétation fausse que les ouvriers lui donnent, sans le connaître d’ailleurs. La loi de 1884 a pu conférer aux syndicats des privilèges fort importans, elle n’autorise à aucun titre leurs prétentions subversives. Quelles que fussent les difficultés de concilier sur ce point