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sous le prétexte banal de demander l’autorisation de défricher un bois dans ses terres. La conversation était peut-être d’abord un peu embarrassée, quoique parfaitement courtoise, et comme M. de Chauvelin s’excusait en disant qu’il sentait bien que dans sa position il faisait une démarche vaine, M. de Villèle répliquait vivement qu’il ne savait pas quel acte de sa part pouvait motiver cette crainte d’un déni de justice. Il ajoutait aussitôt que la demande serait examinée en toute impartialité, et que, si elle était juste, l’autorisation serait sûrement accordée. Puis il faisait mine de reconduire son visiteur. M. de Chauvelin ne se hâtait pas, marchait, à pas comptes dans le cabinet, il avait l’air de vouloir prolonger l’entretien. Tout d’un coup il s’arrêtait et brusquement, à brûle-pourpoint il disait au ministre : « Comment est-il possible qu’un homme d’esprit comme vous soit d’un parti si bête! » M. de Villèle, sans se fâcher de l’apostrophe inattendue et sans répondre, reconduisait de plus belle le député indiscret au seuil de son cabinet ; il croyait en avoir fini, lorsque M. de Chauvelin, qui était déjà sorti, rouvrait à demi la porte et passant sa tête, lui criait : « Je m’en tiens à mon dire... un parti si bête, qu’il n’a qu’un homme en état de faire marcher ses affaires et qu’il fait tout ce qu’il peut pour le renverser, et j’espère bien qu’il réussira! »

C’était l’impression de bien des libéraux, jusque dans ces luttes que la passion enflammait et envenimait souvent[1]. Ils ne méconnaissaient pas en M. de Villèle l’administrateur habile, le financier éprouvé, le chef de parti sensé et fin, l’homme de parlement et de discussion se défendant toujours sans se laisser aller jusqu’à l’injure, sans offenser ou blesser ses adversaires. Ce qu’ils combattaient en lui, c’était le ministre complaisant d’une majorité impatiente d’abuser de la domination; c’était un système de réaction cléricale et civile, de soumission à un gouvernement occulte de cour, de défi à la France nouvelle, de guerre directe ou indirecte à la société refaite par la révolution. Ils combattaient une tentative

  1. On pourrait citer plus d’un témoignage de cette opinion de nombre de libéraux de la restauration sur M. de Villèle. Le bon Charles Dupin, qui n’eut jamais la renommée ni le rôle de son frère Dupin l’aîné, mais qui avait d’autres mérites, qui était un esprit libéral et a été pair de France sous la monarchie de juillet, écrivait, en 1827, au président du conseil : — « Vous seul pouvez être le centre d’un grand rapprochement, d’une grande concorde pour les hommes sages de l’ancienne génération française et pour la masse de la génération nouvelle. Monseigneur, acceptez les grandes et doubles destinées que la fortune vous présente pour le bonheur de notre pays. Fortifiez-vous de quelques hommes renommés pour leur modération,. leurs lumières, et marchez à la tête de la civilisation française sans craindre les menées obscures des faibles amis de la rétrogradation, qui, d’ailleurs, ne vous voient qu’avec peine au timon des affaires... » — (Mémoires de M. de Villèle, t. III.)