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place, d’exercer la prépotence du génie. M. de Villèle, en appelant le plus brillant et le plus décevant des hommes à remplacer M. de Montmorency à la veille de la guerre d’Espagne, n’avait eu d’autre préoccupation que de faire face à une circonstance délicate, de maintenir le lien entre le cabinet français et les cabinets étrangers par la présence aux affaires d’un des négociateurs de Vérone. Leur alliance n’avait pas cessé d’être un grand artifice. L’incompatibilité était dans les caractères, dans les traditions, dans les idées, dans les tempéramens des deux personnages. L’un, sans avoir l’éclat et l’étendue d’esprit de son redoutable rival, avait l’application, la prudente justesse, la mesure, la sagacité, la raison pratique de l’homme d’affaires administrant l’État en intendant supérieur; l’autre, accoutumé aux succès, faisait de la politique trop souvent avec son imagination et parfois avec sa vanité. M. de Chateaubriand lui-même l’a dit à sa manière : « M. de Villèle voulait retenir cette nation sur le sol, l’attacher en bas... Nous voulions, nous, occuper les Français à la gloire, essayer de les mener à la réalité par les songes : c’est ce qu’ils aiment. » Il l’avouait, il n’avait souci de cent millions, deux cents millions, pour replacer un roi sur son trône. « J’ai l’habitude de ne pas compter, écrivait-il, et quand je parle économie, c’est pour l’acquit de ma conscience. » M. de Villèle, lui, comptait avec les millions, avec l’économie, avec la réalité. « Ils ne s’aiment pas beaucoup, disait une de ces femmes d’élite qui entouraient le ministre des affaires étrangères de leurs adorations et lui faisaient une cour, — la duchesse de Duras, — ils ne s’aiment pas beaucoup, ils se ressemblent si peu... » Ils ne se ressemblaient pas du tout, en effet; il n’y avait que des antipathies de goûts et de génie entre ce mondain à l’imagination inassouvie, gâté par les succès, qui écrivait naïvement que « le bonheur et la gloire de la patrie dataient de son entrée au ministère, » et ce provincial, simple et modeste d’allure, jaloux toutefois de son pouvoir. Plus d’une fois, pendant la guerre d’Espagne, le choc avait été sur le point d’éclater. M. de Chateaubriand s’était toujours heurté contre le froid bon sens du président du conseil, comme il allait se heurter contre l’inattention des princes, « recevoir son seau d’eau froide » le jour où il croyait trouver des complimens aux Tuileries; mais s’il avait des mécomptes d’orgueil, il prenait sa revanche par sa diplomatie, en entretenant auprès des souverains et des chancelleries l’idée de sa gloire. Il se créait au dehors une popularité par laquelle il croyait se fortifier, qui pouvait néanmoins devenir pour lui un embarras, une impossibilité de plus dans ses rapports avec ses collègues. Et