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violence ; dans l’œuvre de fra Angelico, c’est un paradis commencé, et le paradis est un endroit où la lumière est comme chez elle, une maison dont elle fait les honneurs à tout venant.

Les images créées par les arts nous révèlent à la fois le caractère des choses et la personnalité de l’artiste. Dans toute œuvre d’art, il y a une vérité de nature qui est un bien commun, et un homme qui l’a cherchée et qui ne ressemble qu’à lui-même.


VI

Pour que notre définition de l’œuvre d’art soit complète, il faut ajouter quelque chose à ce que j’ai dit du plaisir esthétique. Ce qui le distingue de tous nos autres plaisirs, c’est qu’il est le seul qui s’adresse à l’homme tout entier, à nos yeux ou à nos oreilles comme à notre âme, à notre raison comme à nos sens.

Bien que l’homme ait conscience de l’unité de son être, il passe sa vie dans les séparations et les partages, et il est rare que nous nous mettions tout entiers dans ce que nous faisons. Chacun de nous a sa passion maîtresse à laquelle il ne fait que de courtes infidélités : chacun de nous a ses occupations favorites, et quand il en change, c’est comme un voyage rapide dans un pays étranger et lointain. L’homme tout plongé dans les sens n’a que faire de son âme ; pour contenter son amour-propre en relevant ses plaisirs, il tâcher il est vrai, d’y mêler un peu d’esprit ; mais dans l’extase des bonheurs suprêmes, on ne pense plus, et les voluptés aiguës sont toujours bêtes. Le mystique, dans ses élévations, se détache du monde et des créatures ; ses sens ne sont pour lui que de dangereux tentateurs, son corps est une prison d’où il est heureux de s’échapper. Le philosophe, le mathématicien, à qui les abstractions procurent leurs meilleures joies, méprisent leur chair et leur sang, à moins qu’ils ne disent, comme ce grand savant qui se laissa surprendre à la porte d’une maison suspecte : « Que voulez-vous ? il faut bien faire quelque chose pour l’autre. » Le plaisir esthétique est comme une trêve du Seigneur dans nos divisions intestines ; il suspend ces querelles, et, quelle que soit la partie de nous-mêmes que nous prenions en pitié, il a raison de nos injustes mépris. Les jouissances que les arts donnent aux sens, les émotions qu’ils procurent à l’âme sont d’une espèce si noble que l’esprit en veut avoir sa part. L’homme sensitif, l’homme sensible, l’homme pensant s’unissent alors et se confondent, par leurs surfaces du moins, et l’unité est rétablie. Dans le plaisir esthétique, l’autre et lui ne font plus qu’un homme.

Et d’abord il y a dans tous les chefs-d’œuvre de l’art quelque chose qui flatte les sens, qui charme les yeux ou séduit et enchante l’oreille.