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où ils déploient leur individualité. Il est donc juste et logique de voir dans la majorité des malfaiteurs, non pas des malades ou des infirmes, mais des coupables, et de les punir comme tels, d’après le degré variable, nullement chimérique, de leur culpabilité. — Cela dit à l’adresse des spiritualistes d’une part, des positivistes de l’autre, je ne vois pas en quoi cette solution d’un problème épineux pourrait offenser les premiers ou mériter le reproche d’éclectisme que lui ont adressé çà et là les seconds. Cet effort pour sauver l’idée de culpabilité trahirait-il, comme l’ont insinué ces derniers, un reste de spiritualisme ou de christianisme inconscient et se survivant au cœur, chose grave à leurs yeux? Je croirais plutôt que dans leur obstination à vouloir détruire cette notion vieille comme le monde, antérieure à toutes les philosophies et peut-être à toutes les religions, il y a l’action d’un préjugé inspiré par une conception toute théologique de la coulpe et du péché. Seulement, comme je l’ai montré, les théologiens avaient de puissans motifs pour appuyer la responsabilité morale sur le libre arbitre, et les positivistes n’en ont aucun en supposant comme eux, et d’après eux, que, le libre arbitre supprimé, la responsabilité morale s’évanouit. Revenons au sens humain des choses, à leur sens antique ressaisi et précisé; voyons des coupables là où cette épithète est le mot propre, clair et net ; cela ne peut gêner en rien les anthropologistes dans l’examen anatomique et physiologique des criminels, ni les statisticiens dans l’étude numérique des crimes ; mais cela ôtera tout prétexte aux attaques passionnées ou aux plaisanteries plus ou moins spirituelles dont ils sont parfois l’objet, et cela ouvrira à leurs instructives recherches, fécondes en documens intéressans, l’accès de beaucoup d’esprits distingués dont l’entrée leur est barrée et le sera toujours, non sans quelque apparence de raison, s’ils s’obstinent à nier l’idée morale. Ce dont il y a lieu d’être frappé, c’est que, en dépit de ce paradoxe, les doctrines des nouveaux criminalistes se soient propagées dans le monde entier, en France même[1], avec une rapidité si grande et toujours croissante. Rien ne montre mieux l’opportunité de leur apparition, l’universalité du besoin auquel elles répondent, leur vérité sous certains rapports essentiels, et la vanité des traits légers décochés contre elles par leurs adversaires.


G. TARDE.

  1. Il est à remarquer, d’ailleurs, que l’école française, fondée à Lyon par le docteur Lacassagne, se distingue nettement par sa sagesse, par son caractère pratique et solide, de l’école italienne.