Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 104.djvu/98

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

constellent des massifs sombres. Sur ces parterres, cent mille papillons légers font un perpétuel nuage. — Beaucoup de bêtes charmantes, de petits écureuils rayés et des oiseaux à foison, des perroquets verts, des perruches étincelantes, tout un petit monde brillant, heureux et tranquille, protégé contre les corbeaux et les vautours par des gardes vêtus de mousselines, qui munis de longues sarbacanes écartent du lieu de paix toute malice et toute cruauté.

A la surface de l’onde immobile, des nénufars, des lotus dorment, découpent leurs feuilles rigides, lourdement plaquées sur le miroir sombre. A travers la noirceur des branchages paraissent des prairies anglaises inondées de lumière fraîche, des pans de ciel bleu, quelquefois traversés d’un triangle de blanches cigognes, et par momens la vision lointaine du monument fantôme, du spectre mélancolique et virginal. — Que cette solitude est calme et splendide, chargée d’une volupté enivrante et sérieuse! c’est la beauté, la tendresse, la lumière de l’Asie rêvée par Shelley.


12 décembre.

Au bout de trois jours consacrés aux palais de marbre on se sent las de l’exquis. C’est pourquoi ce matin, au lieu de prendre le train, je monte en voiture afin de voir un grand morceau de campagne, de vraie terre hindoue, non pas d’une portière de wagon, mais à loisir, en flânant sur la route, par les villages, loin des merveilles que fréquentent les touristes. Nous cheminons au petit trot et nous mettons toute la journée à faire les cinquante kilomètres qui nous séparent de Muttra.

Rien de bien frappant dans cette campagne, les palmiers ont disparu, la plaine est couverte de petits arbres touffus qui rappellent les pommiers de Normandie, tachée d’herbes rousses et de grands roseaux blonds. Cette matinée de décembre est douce, légère comme les premières heures d’une de nos belles journées de juin, pleine d’une grande lumière paisible. Un troupeau de maigres buffles nous croise, leurs longues têtes noires baissées avec résignation vers la terre, et ce sont les seuls êtres vivans aperçus pendant les premières heures.

A présent, voici de petites huttes toutes couvertes du fumier protecteur de la vache. C’est un de ces hameaux hindous dont l’aspect n’a pas changé depuis trois mille ans, et qui depuis les commencemens de l’histoire, poursuivent toujours la même vie primitive et calme. Ces villages seraient intéressans à voir, car ils ont gardé tous les antiques traditions de nos races aryennes. Leur organisation est celle que l’on trouve à l’origine des communautés