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Enfin je crois qu’il ne faut pas chercher d’autre explication au caractère universel de la célébrité de leurs grands hommes. En Angleterre même il y a des critiques qui discutent Shakspeare : personne en Allemagne n’oserait jamais discuter le génie de Goethe, de Schiller, de Mozart, de Beethoven. La critique, dès qu’il s’agit de ces noms fameux, prend aussitôt la forme d’un commentaire.

N’est-ce point l’Allemagne, cependant, qui a produit les penseurs les plus libres et les plus hardis? Sans doute, mais cela encore me paraît un effet de sa docilité native ; car les plus libres et les plus hardis des penseurs allemands n’ont fait que pousser à l’extrémité de leurs conséquences logiques des principes qu’on leur avait imposés, et c’est faute de les avoir d’abord spontanément discutés qu’ils ont abouti à des résultats si singuliers. Leibniz, — le plus autonome de tous, — a, comme Spinoza, donné pour point de départ à ses déductions une idée de Descartes. L’histoire de la philosophie allemande, depuis Kant jusqu’à Schopenhauer, n’a été que le développement ininterrompu d’un même principe importé d’Angleterre. Que l’on imagine un ministère des circonlocutions où dix employés s’occupent tour à tour de perfectionner le style d’une lettre, d’abord rédigée en dehors des bureaux : chacun essaie de rendre la lettre plus conforme à un idéal convenu de style administratif. C’est un travail du même genre où se sont livrés à l’égard des doctrines de Hume, l’un après l’autre, Kant, Fichte, Schelling, Hegel et Schopenhauer : l’idéal proposé ici était la logique, la mise en système, et à mesure que chacun s’écartait davantage de la simple observation, les résultats obtenus devenaient plus complexes et d’aspect plus paradoxal[1].

J’ajoute que, dans la philosophie, le public allemand se meut avec plus d’ensemble encore que dans la politique. En France, la philosophie de Victor Cousin, malgré l’incohérence de ses élémens, a conservé des adeptes. En Allemagne, les systèmes se succèdent dans la faveur universelle, et, dès qu’un nouveau système s’est résolument affirmé, il ne reste plus trace de celui qui l’a précédé. L’Allemagne tout entière a été successivement kantienne, fichtéenne, schellingienne, hégélienne. Elle est aujourd’hui, à l’exception de quelques vieux professeurs démodés, tout entière empiriste et phénoméniste. Hegel lui-même est devenu un mythe. La psychophysique de M. Wundt et l’évolutionnisme de M. Hæckel, deux perfectionnemens d’importations anglaises, règnent d’un pouvoir absolu dans les universités. L’impulsion vient du dehors. L’Allemagne

  1. Ce n’est pas que la philosophie de Kant ressemble à celle de Hume ; mais la philosophie de Fichte ne ressemble pas davantage à celle de Kant, et personne ne nie qu’elle en soit directement sortie.