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femmes restent immobiles, les bras croisés, devant les assiettes sales et les verres vidés ; les enfans dorment, la tête sur la table. A dix heures, on paie et on rentre se coucher.

Aucune délicatesse dans la façon de manger. Les tables et les assiettes des meilleurs restaurans sont souvent à peine nettoyées. L’usage des nappes et des serviettes reste encore assez exceptionnel : quelquefois on obtient, en guise de serviette, un petit carré de papier portant l’inscription : Bon appétit ! J’ai vu de jeunes hommes manifestement soucieux de leur tenue, qui se peignaient les cheveux et la barbe à table avant de se mettre à manger. Se servir de son couteau pour porter les morceaux à sa bouche est en Allemagne un usage à peu près universel.

Même absence de goût et de variété en ce qui touche la boisson. Les Allemands n’ont qu’une boisson, la bière. Ils affectent souvent de boire du vin à leurs repas, mais c’est pur mépris de soi-même et pure affectation. Rien de comique, du reste, comme cette résistance à l’amour de la bière. Récemment encore, tous les restaurans convenables étaient des Weinrestauration où la bière était interdite. Dans un hôtel de Cassel, quelqu’un a vainement offert 10 marks pour avoir au dîner une bouteille de bière : cet hôtel est une brasserie, porte le nom de la bière qu’il fabrique ; mais de la bière au dîner, cela n’est pas distingué. En général, cependant, le penchant naturel paraît l’avoir emporté sur la recherche de la distinction : j’ai trouvé la bière admise, cette année, dans des restaurans d’où elle avait été jusqu’ici sévèrement exclue.

La bière suffit à la soif des Allemands, comme leurs monotones rôtis suffisent à leur faim. C’est de bière qu’ils arrosent leurs repas, c’est de bière qu’ils s’enivrent. Les séances des vereins d’étudians n’ont pas d’autre but que de boire de la bière. On n’y a point d’autre plaisir, et la bière y est encore la seule forme de punition, tout délit entraînant l’obligation de vider un certain nombre de chopes supplémentaires.

Le sens du goût, chez les Allemands, est resté simple et primitif: l’habitude n’a fait que consolider ses sensations naturelles, sans aucunement les affiner ni les diversifier. Le sens de l’odorat occupe si peu de place dans l’ensemble de nos sensations, — physiologistes et psychologues sont d’accord là-dessus, — que le mieux serait peut-être de n’en point parler. J’ai cru discerner, cependant, que ce sens joue, dans la vie allemande, un rôle plus considérable que chez nous. Les parfums sont, en Allemagne, d’un usage absolument universel à tous les degrés de la société. Nulle part je n’ai vu faire une telle consommation de pastilles du sérail, de musc, de patchouli. Dans les rues, les colonnes automatiques offrent le plus