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geste empressé et gracieux. Pourtant, dans une certaine salle, les élèves sont restés assis: cette classe, me dit le principal, est réservée aux fils du rajah et aux nobles qui, tous descendus de Rama et du soleil, sont trop fiers pour nous saluer.

L’enseignement tout entier donné par des professeurs indigènes est gratuit (state-supported) et les examens ouvrent aux élèves les carrières du gouvernement. On professe les mathématiques, l’anglais, la littérature anglaise, les dialectes de l’Inde, le persan. Dans les classes supérieures, me dit le principal, on ajoute le sanscrit, le pâli, les philosophies brahmaniques, bouddhiques, persanes et la philosophie moderne. Stuart Mill et Spencer sont lus comme des classiques.

Le principal, qui est Bengali, cause volontiers et semble au courant de ce qui se fait, non-seulement en Angleterre, mais dans le reste de l’Europe. Il me parle avec admiration de Burnouf, de Barthélémy Saint-Hilaire, de Bergaigne, des grands sanscritistes français. En somme, dit-il ensuite, l’Inde n’aperçoit l’Europe qu’à travers l’Angleterre. « Un jeune étudiant qui aborde les études supérieures commence par les classiques anglais : Shakspeare, Milton (beau début pour une cervelle hindoue), puis et surtout Addison, Pope, plus tard les philosophes et les économistes, Locke, Hume, Adam Smith, Burke, tous les penseurs du XVIIIe et du XIXe siècle, jusqu’à Spencer, dont l’influence est très grande. Quant à la France et à l’Allemagne, nous ne les connaissons que de seconde main. En général, nous ignorons leurs langues. Pourtant nous commençons à admirer autre chose que l’Angleterre. Si Hegel ou Fichte ne nous sont pas familiers, nous étudions les philosophies orientales, surtout les Upanishads, le vieux Védantisme où l’on trouve à la fois Spinoza, Kant, Hegel et Schopenhauer... »

Peu à peu, il s’est animé et j’ai cru voir paraître en lui un fonds d’enthousiasme pour la vieille métaphysique de son pays. « Depuis cinq ou six ans, il se fait une réaction en sa faveur. Sous l’influence anglaise, des écrivains de Calcutta[1] avaient dénoncé l’immoralité et les folies de la religion hindoue. Nous commençons à comprendre que sous son extravagance se cache une pensée profonde, et vous la verrez défendre par nos érudits et nos penseurs. Nous avons l’ambition d’être nous-mêmes. Voici le maharajah qui a introduit des idées anglaises, doté Jeypore d’un collège, d’un musée, d’une école industrielle : il ne fait rien contre l’hindouisme. Dans son palais d’Amber, on sacrifie toujours des chèvres à Kali. Mais par-dessous le symbole, il voit le sens, nous

  1. L’école des Brahmes.