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entre Hernani et le Théâtre de Clara Gazul la différence qu’y veut mettre M. Morel-Fatio. Et le style à son tour, ce style dur et brillant à la fois, souvent précieux, plus souvent emphatique, hyperbolique, antithétique, imagé et sonore, s’il ne ressemble peut-être guère à celui de Calderon ou de Lope de Vega, ne nous rend-il pas cependant tout ce que nous avons entendu dire, depuis trois cents ans, du génie de la langue espagnole? Ou bien nous faut-il croire que, depuis trois cents ans, tout le monde en France se soit trompé sur les défauts de ce genre d’écrire, comme sur les qualités dont ils sont la rançon ou la condition peut-être? Il n’y a pas jusqu’aux mœurs de Ruy Blas et d’Hernani qui ne nous paraissent assez espagnoles, ou si l’on veut, assez conformes à l’idée que nous ont donnée de l’Espagne la comtesse d’Aulnoy, par exemple, ou encore Saint-Simon, dont M. Morel-Fatio loue quelque part la fidélité. Comment, d’ailleurs, en serait-il autrement, si c’est dans les récits de Mme d’Aulnoy, comme il le dit et comme il le prouve lui-même, que l’auteur de Ruy Blas a puisé la plupart des détails qu’il a encadrés dans son drame?

Que si maintenant le mélange du romanesque et du chevaleresque est le caractère le plus général de la littérature espagnole, celui qu’on retrouve également dans les Amadis et dans le répertoire de Calderon, dans les romans picaresques eux-mêmes, et enfin jusque dans les Œuvres de sainte Thérèse ou dans la vie d’Ignace de Loyola, la ressemblance, plus profonde, et cachée plus profondément, ne sera-t-elle pas, pour cette raison même, ce qu’on appelle plus intime, et conséquemment plus réelle? A défaut d’une imitation des chefs-d’œuvre du roman ou du théâtre espagnols, et d’une connaissance plus particulière des mœurs de l’Estramadure et de l’Andalousie, ce serait alors, chez nos romantiques, le hasard d’une de ces rencontres comme il y en a tant dans l’histoire, où l’on voit les mêmes causes, après un long intervalle écoulé, reparaître, et produire naturellement les mêmes effets. Le romanesque et le chevaleresque, tenus en défiance ou en suspicion par nos classiques, et réduits à se dissimuler sous des noms grecs et babyloniens, quand encore on ne les déclarait pas indignes de la curiosité des « honnêtes gens, » sont rentrés dans leurs droits avec le romantisme, et comme l’Espagne était justement le seul pays d’Europe où ils ne les eussent pas abdiqués ni perdus, c’est pour cela qu’il y a quelque chose d’espagnol dans le romantisme.

C’est en effet la grande originalité de la littérature espagnole que d’avoir sauvé, dans le temps de la renaissance, et transmis plus tard au reste de l’Europe, à peu près tout ce qui méritait d’être sauvé de l’idéal du moyen âge. Le romantisme allemand, dans le siècle où nous sommes, a tenté, lui aussi, quelque chose d’analogue; mais il est venu trop tard; et deux ou trois siècles de culture classique devaient condamner