Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 104.djvu/228

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

encore, et, à l’occasion du romantisme en général, il écrit : « La plupart des romantiques, presque tous, ont profondément ignoré la littérature, tant ancienne que moderne : ce qu’ils ont pris à l’Espagne se réduit à des légendes, des noms, des costumes. » J’y ai peut-être mauvaise grâce; mais je crains que ce ne soit trop dire, beaucoup trop dire, et qu’en vérité la question ne soit pas tout à fait posée comme il faudrait.

Quand, en effet, pendant près de trois siècles, deux peuples voisins se sont mêlés constamment l’un à l’autre, et que leurs littératures se sont tour à tour plus ou moins fidèlement imitées, il y a quelques chances pour que leurs rapports soient en quelque sorte fixés, et pour que tout ne soit pas faux ni vain dans l’idée qu’ils se font l’un de l’autre. Il flotte alors entre eux, pour ainsi parler, je ne sais quelle image d’eux-mêmes, imprécise et brouillée, mais cependant assez ressemblante, ou même dont je ne suis pas bien sûr qu’elle ne fût pas moins fidèle, si les traits en étaient plus caractérisés. Tout de même en littérature. M. Morel-Fatio reproche à l’auteur de Ruy Blas d’avoir gravement altéré la généalogie des Bazan ou de s’être trompé sur la condition sociale des employés de la contaduria mayor. En quoi, il oublie qu’il a reproché, d’autre part, aux Espagnols d’avoir « épluché » le Barbier de Séville et le Mariage de Figaro, « pour y relever des inexactitudes de faits et de noms. » Hugo a sans doute eu tort. Mais, se fût-il mépris sur plus d’un point encore, — et c’est ce qui lui est arrivé, — je dis qu’il se pourrait que sa pièce n’en fût pas moins espagnole. La vérité d’un portrait ne dépend pas de l’exactitude entière de chacun des traits que le peintre dessine, mais plutôt d’une espèce de sympathie qui s’éveille entre son modèle et lui, de la convenance qu’il découvre entre l’expression d’un visage et la nature de son propre talent. Et c’est pourquoi nous soutenons que Ruy Blas, et surtout Hernani, sont plus espagnols que ne le veut bien dire M. Morel-Fatio, si nous y retrouvons quelques-uns des caractères les plus marqués de la littérature espagnole et du drame de Calderon ou de Lope de Vega.

N’est-ce pas Mérimée qui nous disait tout à l’heure que « la jalousie et le point d’honneur sont les seules passions qui défraient le théâtre espagnol ; » et qu’est-ce que Ruy Blas, mais encore et surtout Hernani, qu’un drame du point d’honneur et de la jalousie? «L’intrigue change, nous disait-on encore, mais le fond demeure immuable.» Et nous dirons à notre tour : qu’importent quelques erreurs sur les noms et sur les faits, sur la généalogie de Bazan ou sur la vraie nature du l’almojarifazgo, si les passions qui défraient le drame n’en sont pas moins celles qui font le principal ressort du drame espagnol? C’est aussi bien ce que reconnaissent les critiques espagnols, qui ne semblent point mettre