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après laquelle, comme une force de la nature, il ne s’est plus ni arrêté, ni ralenti.

Lors du conflit entre le gouvernement prussien et les libéraux, Lassalle, qui avait obtenu une notoriété retentissante, en plaidant la cause de la comtesse Hatzfeldt, cherchait à prendre la direction du parti progressiste. N’y réussissant pas, il brise avec « cette misérable bourgeoisie libérale, » — il lui préférait, disait-il, la « royauté de droit divin, » — Et cherche à se créer un parti. Des unions d’ouvriers s’étaient fondées en Allemagne, sur le principe du self-help et de l’épargne, grâce à l’initiative de Schulze-Delitsch, et sous le patronage des progressistes. Lassalle se proposa de les en séparer, et d’introduire les ouvriers comme force indépendante dans les conflits constitutionnels.

Ses vues étaient singulièrement nettes. Unitaire et démocrate, comme l’était son maître Fichte, il voulait faire des Allemands de toute race de libres citoyens de l’État ; mais il fallait que l’unité de l’Allemagne fût accomplie. Témoin des échecs et des avortemens de 1848, il avait appris, au spectacle de cette révolution, la vanité des parlemens bavards, l’importance d’un pouvoir fort. Il voyait clairement que l’unité ne pouvait s’obtenir que par les armes de la Prusse, à l’exclusion de l’Autriche. Dès 1859, dans une brochure sur la guerre d’Italie, il exposait le plan de campagne que M. de Bismarck devait exécuter sept ans plus tard. La domination de la Prusse devait servir de transition possible à l’état national républicain. Cette puissance, réactionnaire par excellence, était appelée à devenir l’instrument de l’émancipation de la classe ouvrière, et cela par la royauté sociale et le socialisme d’état. Lassalle réclamait enfin, comme garantie et comme gage, le suffrage universel : « C’est le signe par où vous vaincrez, » disait-il aux ouvriers. Il se rendait compte que « le suffrage universel veut comme complément le bien-être universel, et qu’il est contradictoire que le peuple soit à la fois misérable et souverain[1], » un pauvre roi en haillons, ceint de la couronne de fer.

On sait à quel point Lassalle a été prophète, et comment la Prusse, pour satisfaire ses ambitions impériales et triompher de la bourgeoisie libérale, a déchaîné le courant de la démocratie. Le prince de Bismarck, en établissant le suffrage universel, a voulu oindre d’une goutte d’huile démocratique le nouvel empire. Est-il sûr qu’il ait travaillé pour le roi de Prusse? La goutte est devenue tache et s’étend chaque jour davantage. Les partis conservateurs maudissent ce suffrage comme « une arme effrayante, qui menace de destruction notre civilisation et notre moralité, et donne à la

  1. Tocqueville, la Démocratie en Amérique.