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on peut, dit Marx, abréger la période de gestation et adoucir les douleurs de l’enfantement. »

Le socialisme est ainsi présenté non comme un idéal imaginaire d’une société plus parfaite, mais comme une vue profonde de la nature réelle des choses, une prophétie infaillible fondée non sur des rêves, mais sur des faits scientifiques patiemment observés, une prophétie et une propagande destinée à rendre plus aisée et plus rapide la transition aux temps qui doivent s’accomplir.

Telles étaient les idées que Marx et Engels commençaient à répandre dès 1844, dans les Annales françaises-allemandes, publiées à Paris avec la collaboration d’Arnold Ruge et d’Henri Heine. Ils écrivaient non pour quelques savans, mais pour le prolétariat européen et étaient en relations avec les sociétés secrètes, à demi associations de propagande, à demi conspirations, que les Allemands exilés avaient fondées en France, à partir de 1834, sur le modèle des sociétés démocratiques parisiennes, et qui étendaient des ramifications en Suisse et en Angleterre, grâce aux tailleurs allemands. Un tailleur, Weitling, qui a beaucoup emprunté à Cabet, est le premier théoricien du socialisme en Allemagne. Mais il ignorait absolument l’économie politique, la philosophie de l’histoire, et ne parlait que le jargon français d’égalité, de fraternité, de justice sociale. Marx et Engels apportaient au mouvement une science et une méthode nouvelles.

Marx était entré en 1847 dans l’Alliance communiste, dont le centre d’action fut transporté de Paris à Londres et qui prenait un caractère international. C’est dans l’esprit des théories essentielles que nous venons d’esquisser qu’il rédigeait et lançait, en 1847, son manifeste contre la bourgeoisie. Déjà y sont formulés, comme le remarque M. de Laveleye, les principes qui guident encore aujourd’hui le socialisme contemporain : l’affranchissement des prolétaires doit être leur œuvre propre, — l’intérêt des ouvriers contre le capital, étant partout le même, doit s’élever au-dessus des distinctions de nationalités, enfin les travailleurs doivent conquérir des droits politiques pour briser le joug des capitalistes : «Que les classes dirigeantes tremblent à l’idée d’une révolution communiste! Les prolétaires n’ont à y perdre que leurs chaînes, ils ont un monde à y gagner... Prolétaires de tous les pays, unissez-vous! »

Ce manifeste, qui a fait depuis le tour du monde et dont les devises flamboient sur les murailles de tous les congrès s’adressait au début à des petites chapelles, à des associations de trois à vingt personnes, qui se réunissaient en secret. Il n’y avait pas encore en Allemagne de parti socialiste, il s’agissait d’en créer un.