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Rambouillet jusqu’à nos jours, ont tellement défiguré, alambiqué et compliqué l’amour qu’il est peut-être bon de leur rappeler à tous notre humble origine, loin, bien loin de leurs savantes dissertations. Le vrai naturalisme est dans l’histoire naturelle et non dans les aberrations humaines. Donc, sans avoir l’intention de ramener l’homme à la brute, nous voudrions qu’il n’oubliât pas les conditions normales de son existence physique. Dans une salle de bal ou de théâtre, dans un salon, un atelier ou un laboratoire, on est tenté de prendre au sérieux l’existence factice qu’on mène. Il est bon de revenir, ne fût-ce que pour quelques heures, à la connaissance de la réalité. L’homme n’est pas une marionnette de théâtre. C’est un être vivant, soumis aux lois qui régissent tous les êtres vivans. Il y a sur ce petit globe terrestre des myriades d’existences, plus ou moins semblables à la nôtre, qui poursuivent silencieusement l’évolution que la nature leur a assignée. Notre destinée n’est pas essentiellement différente de leur destinée, et il ne faut pas laisser les conventions sociales masquer complètement le but de notre vie[1].


I.

Quand on jette les yeux autour de soi pour essayer de saisir dans leur ensemble les faits innombrables et mystérieux qui nous environnent de toutes parts, une question se pose tout d’abord. Tous ces phénomènes ont-ils un but? S’il y a un but, pouvons-nous le comprendre, et, si nous pouvons le comprendre, quel est-il? Au fond, toutes les philosophies qui se sont succédé depuis Thalès jusqu’à Hegel n’ont fait guère autre chose que chercher une solution à cet effrayant problème! Hélas! malgré d’admirables efforts, la dialectique des philosophes a apporté peu de lumières, et, si nous sommes, en 1891, plus avancés que du temps de Thalès, ce n’est pas par suite de l’effort des philosophes ; c’est parce que les sciences exactes, dédaignant les spéculations creuses, ont fait de puissans progrès.

D’abord elles nous ont montré que le globe terrestre, sur lequel nous nous agitons, est un tout petit grain de poussière dans l’espace, un atome imperceptible, un vrai microbe, mille fois plus petit dans le monde des astres qu’une goutte d’eau dans l’Océan.

  1. Ces pages sont écrites au bord de la mer, dans la solitude. Après la vie fiévreuse que nous fait une civilisation raffinée et corrompue, la mer nous rappelle le peu que valent nos misérables soucis, et nous fait comprendre l’immense vanité de nos haines et de nos amours. Là aussi, au sein de la mer, se passent, sans trêve ni merci, des drames innombrables, et toujours renaissans, de haine et d’amour. Les nôtres vont-ils beaucoup plus loin?