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générale et du progrès, on ne peut que donner son assentiment à cette mesure. Nous ne croyons pas nous tromper en admettant que notre gouvernement avait été averti, à l’avance, de la convention, sans qu’on l’ait invité à donner son avis. » Il suffisait à l’homme d’état prussien de bien établir que sa vigilance n’avait pas été surprise. Il jugeait superflu de convenir qu’il avait tout autorisé. Il n’en resta pas moins certain que les plénipotentiaires de la reine Victoria et ceux de l’empereur Guillaume étaient arrivés au congrès après s’être concertés sur les graves problèmes qu’ils avaient mission de résoudre. La Russie avait été condamnée avant même d’être entendue.

De l’état de suspicion où l’avait placé, en 1875, la témérité du cabinet de Saint-Pétersbourg, l’implacable chancelier allemand, qui n’avait dépouillé, qui ne dépouillera jamais le Junker résolu et véhément de ses jeunes années, a pris une revanche éclatante. Il a vaincu la Russie sans la combattre, il a humilié le prince Gortchakof devant un aréopage européen, il a goûté le plaisir des dieux, toujours si cher à son âme ardente et passionnée ; douce et suprême satisfaction qu’il a constamment recherchée durant sa longue et glorieuse carrière. Mais, en cette occasion, a-t-il bien servi son pays et son roi ? On est autorisé à en douter devant les efforts incessans tentés par le nouvel empereur, dès le lendemain de son avènement, pour apaiser la Russie et combiner un rapprochement entre les deux cours si étroitement apparentées. Tel ne semble pas être, d’ailleurs, le sentiment général de l’Allemagne. Sous le gouvernement, nous pourrions dire sous le règne de M. de Bismarck, il y avait encore des tribunaux à Berlin : il n’y avait plus de juges à certains égards. Quiconque osait blâmer sa politique extérieure s’exposait à être poursuivi pour offense envers sa personne ou pour crime de haute trahison. Pour l’avoir essayé, des publicistes ont connu la prison et quelquefois la détention dans une forteresse. Il parvint ainsi à imposer la discrétion, sinon le silence. Depuis sa chute, les langues et les plumes se sont déliées ; ses subalternes dans la presse l’ont eux-mêmes abandonné, et l’on sait avec quelle hauteur il les a couverts de son mépris. Une brochure a paru à Leipzig qui a exprimé, sans mesure, le sentiment des mécontens[1]. « M. de Bismarck, y lit-on, essaie en vain de donner le change ;… il est l’auteur d’une rupture irrémédiable entre la Russie et l’Allemagne… C’est la Russie qui a fait la grandeur de la Prusse… En 1870, l’arme au bras sur la Vistule, elle

  1. Elle porte pour titre : Comment le duc de Lauenbourg (le prince de Bismarck) a provoqué l’entente de l’empire russe et de la république française.