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des troupes fraîches, s’apprêtait à les en déposter. Maurice alors se décida à se porter lui-même en avant, l’épée à la main, à la tête du régiment du roi et suivi de la brigade d’infanterie du marquis de Salières, qui n’avait pas encore donné. Les premières attaques avaient toutes porté sur la gauche du village, et toute la résistance de l’ennemi était tournée aussi de ce côté, qui regardait Maestricht. Cette fois, par une soudaine inspiration, Maurice s’en prit à la droite, et ce changement imprévu déconcerta la défense. — « Les ennemis, raconte-t-il lui-même, entendant tirer derrière eux dans le village, abandonnèrent les haies : nos troupes, qui les attaquaient par l’autre extrémité, les suivirent, et dans un instant toute la bordure du village fut occupée par notre infanterie avec des cris et un feu épouvantables. La ligne des ennemis fut ébranlée. Deux brigades de notre artillerie qui m’avaient suivi se mirent à tirer, ce qui augmenta le désordre. Il nous était arrivé sur la gauche deux brigades de cavalerie : j’en pris deux escadrons et ordonnai au marquis de Bellefonds de pousser à toutes jambes dans l’infanterie ennemie et criai aux cavaliers : — « Comme au fourrage, mes enfans ! » — Devant cette charge d’une impétuosité presque folle, la solidité renommée de l’infanterie anglaise ne put se maintenir, ses rangs s’ouvrirent par une large et sanglante trouée de plus de deux mille pas. Mais à quel prix ! ce fut un épouvantable massacre. — « Mes deux escadrons, dit Maurice, furent passés par les armes, il n’en revint presque personne, mais mon affaire était faite[1]. »

Maurice, en s’exposant ainsi lui-même, se comportait en soldat plus qu’en général. Ce n’était pas sans dessein ; un mot de lui, que Valfons ne fut pas seul à entendre, fait voir qu’il comprenait qu’il est des instans où tous les hommes deviennent égaux, où le péril suprême et le devoir commun effacent les distinctions du rang et même du génie. Le chevalier avait eu pour la seconde fois son cheval tué sous lui ; le voyant à pied : « Quoi ! lui dit le maréchal, encore un cheval ! Ces gens-là te font faire ton académie ! Prends l’Africain. » C’était un cheval d’Espagne d’une grande beauté qu’il aimait à monter lui-même. a Non, monsieur le maréchal, dit Valfons, il est pour vous ; votre personne est trop précieuse pour vous en priver. — Prends, prends ; aujourd’hui, toi, c’est moi[2]. »

Lawfeldt emporté, tout le plan de bataille de Cumberland était détruit, et il donna le signal de la retraite. Pendant que les escadrons français, toujours enlevés par le même élan, pressaient

  1. Maurice de Saxe au roi de Prusse. — Saint-René Taillandier, Maurice de Saxe, p. 327.
  2. Valfons, p. 213. — La même anecdote est rapportée par d’Espagnac.