Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/218

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

point portés sur un Corneille ou sur un Shakspeare! sur un Cervantes ou sur un Rabelais ! sur un Raphaël ou sur un Michel-Ange! De même qu’il n’y a point d’opinion extravagante ou absurde que n’ait soutenue quelque philosophe, de même, il n’y en a pas de scandaleuse, ou d’attentatoire au génie, qui ne se puisse autoriser du nom de quelque critique. Les poètes ou les romanciers ne se sont pas d’ailleurs mieux traités entre eux : Ronsard a injurié Rabelais, et Corneille, on le sait, n’a jamais compris Racine : il lui a même préféré publiquement Boursault... Qu’est-ce à dire, sinon que nous sommes enfermés dans notre personne comme dans une u prison perpétuelle? » et quelque effort que nous fassions pour nous en échapper, il nous fatigue, mais il nous y rengage de plus belle.

C’est ce que je me permets de nier; et nos critiques impressionnistes se croient ici trop originaux. Il n’est pas vrai que les opinions soient si diverses, ni les divisions si profondes. « Entre mandarins vraiment lettrés, — c’est une phrase de M. Jules Lemaître, — il est établi que tels écrivains, quels que soient d’ailleurs leurs défauts ou leurs manies, existent, comme l’on dit, et valent la peine d’être regardés de près. » Voilà toujours un premier point : Racine existe. Voltaire aussi, j’entends l’auteur de Zaïre, d’Alzire et de Tancrède; Campistron n’existe pas, ni l’abbé Leblanc, ni M. de Jouy. En voici un second : c’est qu’il y a des degrés entre Campistron et Voltaire ; c’est qu’il y en a d’autres entre Zaïre et Bajazet; c’est qu’il y en a partout, et qu’il n’est personne qui n’en tombe d’accord. On peut n’en pas convenir. On peut se moquer de ceux qui « donnent des rangs. » On ne peut pas ne pas mettre Victor Hugo au-dessus de M. Vacquerie; Lamartine au-dessus de Mme Desbordes-Valmore ; Balzac au-dessus de Charles de Bernard; — et ni M. France, ni M. Lemaître, ni M. Desjardins ne l’ont eux-mêmes jamais essayé, ne l’essaieront jamais. Et, à ces deux points, enfin, j’en ajoute un troisième : « défauts » ou « manies,» ce sont les mêmes choses que les uns aimeront dans Balzac ou dans Hugo, que les autres y aimeront moins, que les autres y critiqueront, mais que tous ils y reconnaîtront. Même lorsqu’il s’agit d’un écrivain contemporain, voyez plutôt ce que M. France dans le Temps, M. Lemaître dans la Revue bleue, M. Desjardins dans le Journal des Débats, ont dit de l’auteur du Rêve et de la Bête humaine ; toute la différence est dans ce qu’ils ont mêlé indûment d’eux-mêmes, de l’expression de leurs sympathies personnelles, à ce qu’ils ont cru tous les trois devoir dire de M. Zola; il n’y a que les mots de changés.

Mais j’ai tort de dire « indûment. » Nous ne sommes pas capables de nous dépouiller si complètement de nous-mêmes qu’il ne se mêle rien, absolument rien de notre personne dans nos jugemens. Nous nous aimons trop pour cela. En littérature comme en tout, nous allons à