Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 99.djvu/690

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

seraient moins lyriques ; ils répondraient peut-être mieux à la définition de leur genre ; ils seraient enfin plus vivans, d’une vie moins individuelle et par conséquent plus durable. Est-ce Valentine qui soutient aujourd’hui la réputation de George Sand, ou si c’est le Marquis de Villemer ? et qu’y a-t-il d’Honoré de Balzac dans Eugénie Grandet ou dans le Cousin Pons ? Le roman est avant tout l’imitation de la vie moyenne ; la vérité en est faite surtout de l’intelligence des intérêts ou des sentimens des autres ; et on n’y atteint, comme en tout, le premier rang, qu’à la condition de savoir s’aliéner de soi-même.

A titre de romans lyriques, Delphine et Corinne sont donc dans la pure tradition de la Nouvelle Héloïse. Elles y sont également pour l’invraisemblance et pour la bizarrerie de l’intrigue. Le dénoûment de Corinne a de la grandeur ; mais le premier dénoûment de Delphine était vraiment plus que romanesque, et le second, qui vaut mieux, — celui que Mme de Staël y substitua sur le conseil de ses amis et de la critique, pour ne pas s’entendre accuser d’avoir fait l’apologie du suicide, — est encore bien extravagant. C’est également et toujours du Rousseau, que la promptitude avide et la mobilité avec laquelle Mme de Staël, aussi souvent que l’occasion s’en présente ou s’en laisse entrevoir, s’échappe en digressions toujours ingénieuses, et plus souvent inopportunes, sur la politique, sur la religion ou sur l’art. « Pour dissiper la mélancolie d’Oswald, nous dit à ce propos lady Blennerhassett dans l’analyse qu’elle nous donne de Corinne, Corinne se constitue son guide à travers les trésors artistiques et les ruines de Rome. Elle évoque en sa faveur l’esprit des temps disparus, fait parler les pierres, et raconter leur histoire aux monumens de deux mondes. » Mais nous, aujourd’hui, bien loin d’en faire un mérite à Mme de Staël, c’est ce qui nous déplaît dans Corinne. Le lien est vraiment trop frêle, il est surtout trop artificiel entre ces parties descriptives et la partie romanesque ou psychologique du récit. Et si peut-être, comme nous le croyons, la première qualité du roman est d’en être un, c’est pour cela que, contrairement à l’opinion reçue, nous mettrions presque Delphine au-dessus de Corinne. Enfin, j’oserai dire qu’il n’y a pas jusqu’à la sentimentalité passionnée des héroïnes de Mme de Staël qui ne vienne en droite ligne encore de celle de Saint-Preux et de Julie d’Étanges. Ou plutôt, je le dirais, si, par-dessous tant de ressemblances entre elle et son maître Rousseau, nous ne commencions ici d’entrevoir, dans l’accent même de cette sentimentalité, ce qui fait l’originalité de Mme de Staël dans le roman.

Elle est du monde, voilà ce qui la distingue d’abord du maître qu’elle imite, et, — je pense que la remarque vaut la peine d’en être faite, — voilà ce qui la distingue de Diderot, de Marivaux, de Prévost, de Le Sage, de tous ceux enfin de nos romanciers qui n’ont pas traité d’égal, si je puis ainsi dire, avec les modèles qu’ils copiaient. Depuis l’auteur de la Princesse de Clèves, on n’avait pas vu de romancier qui fût