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développer chez tous. Les capacités intellectuelles, — observation, réflexion, justesse de raisonnement, méthode, etc., — sont également utiles à tous et utiles à l’espèce. Mais, pour les développer, il n’est nullement nécessaire de les appliquer chez tous à tous les objets, ni au plus grand nombre d’objets possible. Le choix des objets doit être réglé, en majeure partie, sur la condition présente et future de l’enfant.

L’erreur dans laquelle on tombe volontiers, de nos jours, consiste précisément à confondre l’éducation générale des facultés avec l’instruction générale et plus ou moins encyclopédique. Il n’est nullement nécessaire, pour être un homme intelligent, d’avoir appris la chimie, l’histoire de l’Egypte ou la géographie de la Patagonie. De là cette règle que nous proposerions : universaliser le plus possible l’éducation morale et intellectuelle, restreindre les objets d’instruction, dans la mesure strictement nécessaire. En un mot, la culture des facultés, chez tous les sujets, est toujours bonne ; ce qui peut être mauvais, c’est le choix des objets de connaissance. Malheureusement, nos éducateurs tournent trop leurs regards vers les objets et vers la matière de l’enseignement, par une sorte de matérialisme pédagogique qui leur fait négliger l’esprit même au profit de tout ce qui lui est extérieur.

Ce qui importe, c’est d’éviter toute classification et spécialisation anticipée des esprits autre que celle qui résulte du degré même d’instruction que les parens choisissent pour leurs enfans. Il faut qu’il y ait un enseignement primaire, un enseignement secondaire, un enseignement supérieur : c’est là une hiérarchie naturelle ; mais chacun de ces enseignemens doit conserver toute l’unité, toute la généralité et toute l’élévation possibles. Car « l’esprit souffle où il veut ; » vous ne savez pas d’avance où il soufflera, sinon qu’il a plus de liberté et plus d’espace sur les hauteurs.

Le second procédé de sélection qu’emploie la nature, c’est la subordination de l’intérêt purement individuel à l’intérêt général de l’espèce. Mais, là encore, la nature et l’homme doivent procéder différemment. La nature, dans son dédain pour les individualités, les sacrifie aux plus forts ; au sein de l’humanité, il est faux que le grand nombre doive être, selon la théorie aristocratique de M. Renan, « sacrifié » à quelques privilégiés : c’est, au contraire, en ne sacrifiant personne que, dans le domaine intellectuel et moral, on permet aux supériorités de surgir. C’est ce qui distingue profondément la sélection humaine de la sélection animale ou végétale. Plus les esprits supérieurs trouvent autour d’eux d’esprits déjà élevés et capables de les comprendre, plus ce milieu est favorable à leur propre développement. L’éducation ne doit donc être