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intelligent devrait leur ouvrir. » Nous écoutions, sans trop nous rendre compte des paroles prononcées par cette voix profonde, qui est une des plus sonores que j’aie entendues.

Timon parla longtemps, car cet homme d’une extrême timidité, que la tribune rendait muet, retrouvait dans la conversation la hardiesse qu’il avait la plume en main et se montrait souvent un causeur de haute volée. Il nous expliqua, — et, cette fois, nous le comprîmes, — que l’existence de l’homme de lettres était, alors bien plus qu’aujourd’hui, — exposée à des aléas qui la faisaient pénible, qu’elle s’écoulait au jour le jour, sans sécurité pour le lendemain, soumise au bon vouloir ou à l’arbitraire des directeurs de journaux et des éditeurs ; que, dans ces conditions presque générales, — il citait des exemples parmi les auteurs les plus connus de l’époque, — l’on ne parvenait à l’épargne qu’avec des difficultés qui la rendaient presque impossible, ou du moins si médiocre qu’elle en restait illusoire ; dès lors, nul repos procuré à la vieillesse, qui serait de vie incertaine et chargée d’inquiétudes. Les plus heureux seraient ceux qui auraient obtenu quelque fonction contradictoire à leurs goûts, souvent incompatible avec leur nature, mais qu’ils subiraient par nécessité et pour ne pas mourir de faim.

Timon fut éloquent ; il connaissait bien ces misères, qu’il détaillait avec émotion, car il les avait fréquemment secourues. Plusieurs fois il répéta : « Il faut faire quelque chose pour eux. » Puis, baissant la voix et comme se parlant à lui-même, il ajouta : « Si j’étais millionnaire, j’installerais une maison de retraite, où ils trouveraient le pain quotidien et où une bonne bibliothèque leur donnerait, la nourriture de l’esprit. Là ils pourraient se recueillir et songer aux chefs-d’œuvre qu’ils n’ont jamais eu le temps de faire. « Il hocha la tête, leva les épaules, dit : « Bast ! c’est un rêve ! » et retomba dans le silence qui lui était habituel.

Ce rêve est aujourd’hui réalisé ; il a pris corps et m’a remis en souvenir le vœu que Timon formula devant moi, aux jours de mon enfance. La maison de retraite existe, grâce à M. William Galignani, qui l’a fondée par testament, en son nom et en mémoire de son frère Anthony, avec lequel il a vécu dans une communauté de sentimens que rien n’a jamais altérée.


I. — LES FRÈRES GALIGNANI.

Ils datent tous deux du siècle dernier, 1796 et 1798, et sont nés à Londres, appartenant ainsi à la patrie de leur mère, qui était