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péninsule, comme un peu de miel au bord d’une coupe amère et trouble ?… La nuit monte. Des lumières brillent au fond du golfe. D’autres feux s’allument là-haut dans la paix du firmament, clair et pur sur nos têtes, brumeux à l’horizon. Une buée de chaleur s’élève de terre, sous la fraîche étreinte de la nuit d’Orient, et noie les dernières étoiles dans une sorte de langueur. Notre navire dort sur ses ancres. De temps en temps, un souffle de brise nous apporte un parfum de fleurs ou de foin coupé. Nous percevons le balancement rythmé du flot sur la grève. Et je songe qu’à cette heure le même flot tiède baigne de sa longue caresse tous les replis de la péninsule fatiguée. J’entends ce bercement des vagues, se répétant de promontoire en promontoire et de rivage en rivage, jusqu’à Lépante, jusqu’au Ténare, jusqu’au Pirée, — dans le silence des journaux et le court sommeil de la tribune aux harangues, — le long des Dardanelles assoupies, délivrées pour un instant de leur pesante faction, — à Thérapia, sur le Bosphore, où le murmure insinuant des flots mêle des rêves affectueux au sommeil des ambassadeurs : partout cette mer divine amortit les tracas du jour et répare autant qu’elle peut les sottises des hommes. C’est elle qui répand le calme et la gaîté sur ses bords alors même qu’on souffre et qu’on gémit dans la plaine et sur le mont. C’est elle, ce sont ces petites lames, brillantes et folles dans les beaux jours d’été, pleines de soupirs dans les nuits de printemps, qui ont entretenu l’heureuse légèreté des Grecs ou des Dalmates. C’est elle qui enseignait aux anciens cette jolie navigation côtière, à deux pas du rivage : alors, on ne cueillait que la fleur de chaque chose ; on allait d’une île à l’autre ; on piquait, comme l’abeille, dans le calice harmonieux d’une jolie baie ; on faisait des pointes vers la haute mer, sans perdre longtemps de vue les montagnes bleuâtres dont le rideau se ferme ou s’entrouvre à l’horizon. C’est elle encore qui a rompu l’élan des hordes barbares et fait mollir la rudesse du sauvage. Imaginez les sensations de ce primitif, lorsque, sortant des plaines interminables, il contemplait pour la première fois le sourire de l’Archipel ou de l’Adriatique ; lorsqu’il échangeait son lourd chariot contre une barque agile ; lorsque la mer soulevait sa lourde enveloppe et mettait le bleu du ciel sous ses pieds. Je n’ai jamais vu partir un bateau sans penser à ce premier étonnement de l’homme porté par la vague, à cet essor de l’humanité rompant sa chaîne terrestre. Tenez, voici justement, dans ce petit port, une embarcation qui appareille : d’abord ce n’est qu’un bois grossier, peint de couleurs criardes, une voile jaune, rapiécée, grinçant sur des anneaux rouilles, un amas fourmillant de paniers, de légumes, d’hommes, de femmes et d’enfans. Puis, tout à coup, cette masse inerte s’ébranle et devient un grand oiseau qui glisse