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ce sont des sourires fugitifs : un ombrage de noyers, un bout de prairie verte et fraîche, un village plus propre retranché dans une boucle de la rivière, sur un îlot de terre fertile. Un semblant de ville sommeille au bord d’un fleuve ; des officiers autrichiens, tout couverts de poussière, se reposent accoudés devant leur bière avec un geste las ; quelques beaux gaillards à la tête petite, aux épaules énormes, à la démarche souple et fière, brigands de la veille, dont on raconte encore les méfaits, domptés aujourd’hui, mais non point apprivoisés, jettent un regard de travers à l’étranger qui passe : ils se meuvent avec aisance sous leur ciel torride, tandis que le vainqueur lymphatique souffle et s’éponge le front. Plus loin, c’est une blanche théorie de filles se rendant à l’église, la taille emprisonnée dans la lourde dalmatique, le Iront chargé de voiles et de sequins. De l’autre côté du torrent, une gitana au jarret d’acier saute de roche en roche et traîne après elle sa maigre progéniture. Voici Mostar, avec ses casernes massives, ses murs grisâtres, ses minarets mélancoliques sur le flanc nu de la montagne, et, au milieu de cette pâleur maladive, la note violente de quelques toits rouges. Voici les figures de marchands graves accroupis dans leur boutique et faisant le commerce comme on célèbre un rite solennel et funèbre. Une foule d’employés européens, dépaysés dans cet Orient triste, errant du haut en bas de la grand’rue, semblent des dogues à l’attache qui se promènent devant leur niche. Puis dans l’ombre grandissante, ce sont des bouillonnemens de cascades invisibles, des masses noires où la roche et la maçonnerie se confondent, et, sur le soleil couchant, l’angle aigu du vieux pont de pierre, débris d’un autre âge, romain par la base, turc par son renflement pareil à la bosse d’un chameau, ébréché, mais solide encore et tellement abrupt que, pour le gravir, il faut se cramponner à une rampe de fer.

Vite, hâtons-nous, courons vers le sud, sortons de cette prison de granit : la Narenta qui roule à nos pieds nous montre la route et raconte à chaque circuit le drame de son évasion. Elle semblait murée à jamais dans ce pâté de montagnes. Longtemps, elle tourne au milieu d’un labyrinthe inextricable, heurtant à toutes les portes, brisant son flot d’écume sur toutes les arêtes, tantôt suppliante et tantôt impérieuse, ici baignant le pied de ses geôliers immobiles, enlaçant le roc jeté en travers de sa course, là se frayant un chemin de vive force, hurlant, bondissant dans les entonnoirs où tourbillonne le troupeau de ses petites vagues affolées, tandis que les rocs sombres, témoins de sa fuite, semblent ébaucher de grands gestes pour l’arrêter au passage ; victorieuse enfin et poussant joyeusement ses eaux bleues vers la mer, soit qu’elle ronge avec un sifflement continu le sable des rives, soit qu’elle remplisse de