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croire ? Une seule, et qui n’était pas juste. Ils se souvenaient toujours du temps où les chrétiens ne se recrutaient guère que parmi les gens de basse naissance, qui ne connaissaient ni Homère, ni Virgile, ni Platon, ni Cicéron, et qui ne se souciaient pas de pratiquer les finesses de leur langage. C’est alors que le monde élégant avait pris d’eux une mauvaise opinion, et, une fois qu’on l’eut prise, on n’en changea plus. Les années passent, les préjugés restent : il est si commode de répéter de confiance ce qu’on a entendu dire, sans se donner la peine d’en vérifier l’exactitude. Cependant l’Église, pour se répandre dans les classes lettrées, avait dû se familiariser avec la littérature. Elle s’était mise à l’école des grands écrivains de la Grèce et de Rome. Elle comptait des orateurs et des philosophes distingués, mais les beaux esprits s’en moquaient toujours. En Afrique, dans un pays qui avait produit Tertullien, saint Cyprien, Arnobe, Lactance, et qui possédait encore saint Augustin, quand on rencontrait un chrétien, « on l’insultait, on le raillait, on se moquait de lui, on l’appelait un ignorant, un sot, un homme sans esprit et sans connaissances. » Le merveilleux, c’est qu’à force de le dire, on l’a fait croire à tout le monde. Aujourd’hui, c’est presque un lieu-commun de soutenir que l’Église a détruit l’ancienne littérature, et l’on ne paraît pas douter que les ténèbres du moyen âge ne soient son œuvre.

Il n’y a rien qui soit moins conforme à la vérité, et ceux qui soutiennent cette opinion ne semblent guère connaître l’histoire de la littérature latine pendant l’empire. On peut la résumer en quelques mots. Après un moment d’éclat incomparable sous Auguste, elle avait promptement déchu. Pendant les deux premiers siècles, cette décadence est glorieuse encore. Quelques-uns des écrivains de ce temps, Sénèque, Tacite, Juvénal, sont parmi les plus grands que Rome ait produits. Par la force de la pensée, ils dépassent même quelquefois ceux de la république ; c’est seulement par la façon d’écrire qu’ils leur sont intérieurs. Cependant, vers les dernières années, la faiblesse se trahit, la fin s’annonce. Elle vint avec une brusquerie étrange. L’époque d’Antonin et de Marc-Aurèle compte encore des gens de talent : Suétone, Fronton, Apulée ; mais dans celle qui suit, il n’y a plus rien : c’est pour nous un siècle entier de profonde obscurité. Assurément, il n’est pas possible de croire que les lettres aient été tout d’un coup abandonnées : la société les aimait avec passion ; elle était élégante, polie, raffinée. Les écoles florissaient, on comblait les professeurs de distinctions flatteuses. Il n’y a donc pas de doute qu’après les Antonins on ait continué à parler, à écrire ; on devait faire de petits vers galans, comme ceux du Pervigiliwn Veneris ; on déclamait des