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personnages. Sa situation n’a pourtant pas changé ; de barbier-factotum, il est devenu majordome et il s’agit de le marier, chose assez ordinaire et commune. Mais au mouvement qu’il se donne, à l’importance dont il est plein, on dirait, pour parler son langage, qu’il a sur les bras le gouvernement de toutes les Espagnes. Tantôt monologuant, tantôt dirigeant les conversations à son gré, mettant l’irrévérence et la fatuité en formules, il se campe de face, de profil, de trois quarts, s’admire jusque dans ses maladresses, qui sont nombreuses, et, au dernier acte, dressant une véritable tribune sous les fameux marronniers, il prononce sur lui-même le plus long discours de l’ancien répertoire : ni Auguste, ni Mithridate, ni Théramène n’avaient fait couler pareils flots d’éloquence. Enfin, après avoir dit sa façon de penser au hasard qui conduit le monde, aux abus, aux gens en place, vanté l’économie politique et demandé la liberté de la presse, il tire d’un prodigieux pêle-mêle d’idées une conclusion tout à fait inattendue : il s’interroge sur la personnalité humaine et l’essence du moi. Malgré l’éternelle gravité de ces questions, on a plus envie de sourire que de réfléchir en voyant Figaro se draper dans le manteau d’Hamlet.

A vrai dire, ce n’est pas lui qui parle, c’est l’auteur. Le défaut déjà sensible dans le Barbier, saute aux yeux dans le Mariage : à la fois aigri et infatué par la vie et les événemens, Beaumarchais s’est incarné de plus en plus en la personne de son héros favori ; à chaque instant, nous reconnaissons sa voix et son visage comme au travers d’un masque transparent. Aussi, au bout de quelques scènes, Figaro n’est-il plus qu’un prête-nom ; ses aventures, ses échecs mérités ou immérités, ses démêlés avec la justice, ses aspirations légitimes, son outrecuidance, sa bonté, sa rouerie, son amour de l’argent, son fonds sérieux et son incurable légèreté, tous les contrastes de sa nature, c’est Beaumarchais se racontant et se démontrant. Encore Figaro ne lui suffit-il pas. D’autres personnages ne sont là que pour lui offrir une savoureuse et publique vengeance. Ainsi l’infortuné don Guzman Brid’oison, caricature du juge Goezman en particulier et des magistrats en général, qui reçoit les verges avec tant de sérénité et assiste, impassible, à la singulière audience où Figaro conduit à son gré les débats.

Le comte, du moins, est resté dans la suite logique de son caractère. L’aventureux cavalier qui donnait des sérénades sous les balcons de Séville, devenu « grand corrégidor d’Andalousie, » sauvegarde les apparences, mais il est resté galant. Au reste ; même distinction, même sentiment de sa supériorité, tempéré par un spirituel scepticisme. L’intrigue de la pièce tourne à son détriment, et, malgré tout, à côté de l’effronté factotum qu’il a eu le tort de garder à