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la comédie et de la satire, plus dénués encore de pudeur et d’honnêteté. Et quels procédés que les leurs ! Quel odieux mélange de cruauté et de perfidie ! L’effet était d’autant plus grand, que le courageux plaideur observait une convenance exemplaire. Au lieu d’invectiver ses juges, il leur portait des coups terribles avec les marques du plus profond respect. Son attitude, enfin, achevait de lui concilier la sympathie. La plupart des accusés ne trouvent guère que deux moyens de défense : la violence qui indispose, l’humilité qui répugne. Tranquille et souriant, ferme sans bravade, Beaumarchais, dans cette poursuite déshonorante, sauvegardait sa dignité. Les formes surannées et la solennité barbare de l’appareil judiciaire, il n’y voyait qu’un utile décor pour la mise en scène de sa pièce, et il en tirait le pathétique ou le comique latent.

Comme le moi est monotone, et que l’intérêt se retire vite de qui prétend l’accaparer, il se gardait bien de rester au premier plan. Après un monologue, où il avait donné seul, il présentait sa famille en un groupe sentimental, tel que Greuze aurait pu le disposer : au centre, son père, respectable vieillard, qui s’étendait avec effusion sur les mérites de son fils ; ses sœurs, courageuses filles, qui, paraît-il, le secondaient dans la lutte. On s’aimait vraiment beaucoup dans cette famille, et il faut reconnaître à Beaumarchais presque toutes les vertus de l’homme privé. Les adversaires défilaient ensuite : à la cantonade, le conseiller Goezman, invisible et présent, couvert par son titre, semblait-il, en réalité le plus maltraité de tous ; le gazetier Marin, Provençal infatué, auquel manquait le sens du ridicule et d’autant plus comique, car, en faisant éclater le rire, il continuait à s’admirer ; Lejay, petit marchand de Paris, affolé de terreur, essayant de se tirer d’affaire par des témoignages de complaisance et n’arrivant qu’à se compromettre encore plus ; le grand cousin Bertrand, niais et colérique ; Baculard d’Arnaud, sensible et perfide, solennel et sot, dévoré de jalousie ; enfin Mme Goezman, jeune femme coquette et mobile, hors d’elle pour une épigramme, calmée par le moindre compliment, tantôt effrontée, tantôt tremblante, oubliant la gravité de la situation pour faire des grâces, menaçant, au début d’un interrogatoire, d’arracher les yeux à Beaumarchais, et, à la fin, acceptant la main qu’il lui offrait pour la reconduire. Ces êtres, pris dans l’ordinaire de la vie, sans grande originalité naturelle, étaient marqués dès lors d’un signe inoubliable : ils passaient au rang de types.

Élevé à cette puissance, le talent d’observer et de peindre devient celui de créer, c’est-à-dire la qualité maîtresse de l’auteur dramatique. Gêné par des théories excessives ou fausses, Beaumarchais avait échoué au théâtre ; l’expérience sincère et