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de lui conseiller de ne point écouter les conseils die ceux qui veulent l’éloigner de l’union sincère et constante que je crois avoir méritée par la bonne foi avec laquelle je lui ai toujours été attaché. Je me persuade que Votre Majesté pourra bien s’imaginer que l’inexécution des traités qui sont trop récens pour qu’on puisse les avoir oubliés, la limitation du temps qu’on me prescrit pour donner la réponse, et encore plus les menaces qu’on y insinue, ne sont pas des moyens propres pour la conserver. Je connais trop la justice de Votre Majesté pour pouvoir croire qu’Elle pense de la sorte, et bien que je l’aie vu écrit de sa main, je le crois inspiré par des gens qui couvrent leur malice d’une apparence de bonne intention. »

L’original de ce portrait était aisément reconnaissable, et d’Argenson, si Louis XV lui communiqua la pièce, ne dut pas s’y méprendre. Et comme l’envoi était complété par une lettre de la fille de Louis XV à son père, le conjurant de ne pas abandonner son époux, et une autre d’Elisabeth à la dauphine sa fille, il put bien imaginer que dans ces épanchemens de tendresse conjugale et filiale, il était peint sous des traits plus noirs encore[1].

A Versailles, d’ailleurs, il commençait à mal passer son temps. On n’avait pas voulu prévenir de la communication faite à Madrid l’envoyé d’Espagne, Campo Florido (le même dont Vauréal a fait un portrait si peu flatteur), mais l’éveil fut donné à l’ambassade par un membre même du conseil, le ministre Maurepas, qui, inquiet devoir de si longs et de si fréquens tête-à-tête entre le roi et un collègue qu’il n’aimait pas, en soupçonna vaguement le motif. Le vieux courtisan, d’ailleurs, né pour l’intrigue, partout où il flairait un mystère, était pressé de le dépister. Poussé par lui, Campo Florido s’en vint droit à Marly demander au roi s’il était vrai qu’on eût expédié à Madrid une dépêche importante dont il ne connaissait pas le contenu. Le roi, jugeant que la dissimulation n’était plus de saison, trouva plus commode de convenir de tout, et raconta même les détails du traité. Le marquis avait l’oreille dure, et comme il arrive aux sourds, ne mesurait pas lui-même la portée de sa voix : le dialogue devenant très vif, il poussa, dit d’Argenson, de véritables hurlemens qui furent entendus du dehors. Puis, il descendit en droiture chez le ministre, se plaignant aux échos, surtout de la sotte figure que lui faisait faire l’ignorance où on l’avait laissé. D’Argenson, devant ce tapage ridicule, eut peine à garder son sérieux. — « Qui sommes-nous donc, lui dit-il, vous et moi, pour

  1. Philippe V à Louis XV. 30 janvier 1746. (Correspondance d’Espagne. — Ministère des affaires étrangères.)