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des Grâces, en face de la Sainte Cène de Léonard, la Crucifixion de Giovanni Donato Montorfano (1495). On n’y découvre nulle affinité avec la manière de Léonard, mais, au contraire, une foule de réminiscences de celle de Mantegna, un modelé dur et sec, des contours anguleux, des draperies chiffonnées. La conception et la facture y sont, d’ailleurs, des plus pauvres. Autant le fondateur de la nouvelle Ecole milanaise aimait à simplifier, autant son compétiteur, quelque représentant de l’École ancienne, subdivise et complique ; l’action principale disparaît derrière les épisodes ; plus de cinquante acteurs, dont plusieurs, tels que saint Dominique et sainte Claire, sont complètement étrangers au sujet, se disputent notre attention. Et puis, quelle faiblesse dans les têtes, quelle mollesse dans les gestes ou les attitudes, dans cette Vierge qui s’évanouit, dans ce saint qui se tord les mains, quelle raideur dans les chevaux, quel manque de parti-pris et d’harmonie dans la coloration, qui ressemble à une page de missel, non à une fresque monumentale! L’œuvre de Montorfano n’aurait passé nulle part pour une merveille ; mais être placée en face de celle de Léonard, quel désastre, quelle catastrophe! Et pourtant, comme certaines natures vulgaires, elle jouit d’une santé insolente, là où l’homme de génie s’étiole et meurt : la Cène n’est plus qu’une ruine ; la Crucifixion a conservé tout l’éclat de son coloris primitif.

N’importe : à la longue, le séjour en Lombardie exerça une action profonde sur le style du maître ; mais la nature y fut pour tout, l’art pour peu de chose, pour ne pas dire pour rien. Comparé au paysage toscan, celui de la Haute-Italie et particulièrement du Milanais est plantureux autant que l’autre est fier et gracieux; partout une végétation exubérante, d’innombrables cours d’eau ; les mûriers aux feuilles brillantes à la place du gris et terne olivier, un air moins vif, les délicieux sites des lacs ; bref, l’impression d’une zone plus tempérée, d’un ciel plus clément. Tel climat, tels habitans : au type florentin, maigre, sec ou pauvre, le duché de Milan oppose l’ampleur, la grâce, la suavité, les lignes les plus pures, le teint le plus délicat, plutôt mat qu’ambré, des lèvres spirituelles ou voluptueuses, de grands yeux langoureux, le menton d’un galbe incomparable, la taille élancée et souple. Ces types, que l’on a baptisés du nom de léonardesques, parce que Léonard nous en a laissé la formule la plus parfaite, se rencontrent aujourd’hui encore sur le lac Majeur et sur le lac de Côme.

Les différences intellectuelles entre les Milanais et les Florentins ne devaient pas peser d’un moins grand poids dans la balance. A Milan, Léonard trouvait un public aussi peu exercé à la critique que prompt à l’enthousiasme : qualité précieuse pour un homme