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cœur humain est naturellement jésuite. Qu’est-ce que le probabilisme, si ce n’est le nom extraordinaire de la chose du monde la plus ordinaire ; le culte de l’opinion, la préférence donnée à l’autorité sur la conviction individuelle, aux personnes sur les idées, aux hasards des rencontres sur les oracles de la conscience ? L’esprit du temps, l’opinion publique, la marche des idées, qu’est-ce que tout cela, sinon le probabilisme encore sous des noms modernes et populaires ? Le probabilisme était encore sans nom lorsque Satan aborda nos premiers parens, mais Satan fut-il à leurs yeux autre chose qu’un docteur grave bien capable après tout de rendre son opinion probable ? Tout cela n’excuse pas Escobar, Molina, ni le père Bauny, s’ils ont, en elïet, des suggestions infiniment diverses du malin, composé toute une morale : seulement l’honneur ou la honte de l’invention ne leur appartient en aucune façon. »

Chez un moraliste comme Vinet, la distinction entre l’accusateur et le juge doit sembler étrange. Les rôles différens imposent les mêmes devoirs ? Pour l’un comme pour l’autre, une allégation fausse est mensonge ; une conclusion mal déduite, sophisme ; une citation affaiblie, mauvaise loi ; l’usage de deux poids et de deux mesures, abomination devant le Seigneur. On l’oublie trop souvent. J’oserai rappeler une anecdote célèbre en Espagne. On avait à Madrid, sous le règne de Philippe II, réservé aux aveugles le privilège de crier dans les rues les ordonnances du gouvernement ainsi que les nouvelles publiques. Un jour les crieurs, en enflant leurs voix, annonçaient les détails de la grande victoire de la flotte espagnole sur deux corsaires barbaresques : l’un des navires ennemis coulé à fond, l’autre mis en fuite.

« Vous savez, lui dit un passant, les mécréans ont capturé et emmené dans leur fuite la plus belle de nos frégates ! — Cela, répondit le crieur, est l’affaire des aveugles d’Alger. »

Plus d’un historien, malheureusement, pense comme l’aveugle de Madrid, et plus d’un lecteur le trouve tout naturel.

Celui qui, prenant les codes pour étude, ferait du droit sa règle de conduite, qui, dans ses relations avec ses parens, ses amis, ses proches, exigerait rigoureusement tous les avantages permis par la loi, serait sans contredit, et avec raison, peu estimé et peu aimé, mais à l’abri des condamnations judiciaires. Le catholique qui, nourri des casuistes, chercherait chez eux sa règle de conduite, aspirant, pour toute morale, à n’être pas indigne de l’absolution, quoique mauvais parent, mauvais ami, mauvais homme et mauvais chrétien, resterait à l’abri de l’auront de se voir refuser les sacremens.

Ni les jurisconsultes ne conseillent de ressembler au premier de ces hommes, ni les casuistes ne proposent le second pour mo-