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L’idée dominante de la révolution, comme l’ont démontré de Maistre, Tocqueville et M. Taine, c’est le rationalisme, c’est cette conception plate et mécanique du siècle dernier, d’après laquelle une constitution, une langue, une œuvre d’art, une religion, sont choses volontaires et réfléchies, créées pour l’expédient, l’opportunité, et construites de toutes pièces sur table rase. C’est un fruit desséché de l’esprit géométrique, absolument fermé à l’idée d’organisme, d’évolution naturelle et inconsciente, selon une loi intérieure. L’esprit rationaliste balaie la coutume, la tradition, le préjugé héréditaire, résultat de l’expérience des siècles, les institutions augustes, gages de stabilité, de mouvement sans secousse. Il a tué le loyalisme en France, c’est-à-dire l’ensemble de sentimens sur lesquels repose l’autorité traditionnelle. Cette union étroite du pays et de la dynastie, telle qu’elle existe en Allemagne, en Autriche, en Angleterre, telle qu’elle se manifestait chez nous sous l’ancien régime, n’existe plus en France, en dehors d’un parti ; nous ne la comprenons même plus. Les trois familles qui se sont succédé en France depuis un siècle ont fait de vains efforts pour la faire renaître. Attaquées avec fureur, elles ont été abandonnées avec indifférence au lendemain de leur chute, sauf par un petit nombre de fidèles. Ce sentiment n’est pas agonisant en France, il est bien mort.

La perte du loyalisme a eu pour conséquence l’instabilité, depuis un siècle, qui a coûté à la France tant de biens et tant de sang, et qui se concilie malaisément avec une saine force politique. Le pays a subi trois invasions, changé treize fois de gouvernement. Chaque nouveau régime a eu la prétention de modifier les mœurs publiques, d’accommoder à ses constitutions symétriques la réalité vivante, irrationnelle, irrégulière. Nous passons, aux yeux des étrangers, pour avoir foi aux théories plus qu’à l’expérience, à l’efficacité des formules abstraites, claires, intelligibles, pour des gens pressés d’appliquer l’idéal qu’ils ont conçu. Les phrases, disent-ils, et les mots ont une influence dangereuse sur un peuple si excitable. Ils admirent notre fétichisme pour la grande révolution de 1789 ; c’est merveille et miracle qu’elle n’ait pas encore conduit la France à sa perte.

Ce qui l’a sauvée, c’est que tous ces changemens, dit M. Hillebrand, ont été de façade et de surface. Ils n’ont pas touché aux pierres fondamentales établies par Napoléon pour y construire sa démocratie césarienne, et, depuis, les révolutions, les dynasties, les républiques et les guerres n’ont pas réussi à ébranler l’édifice. On y a fait quelques modifications, mais il est resté ce qu’il était à peu près en 1804. « Ni Alexandre, ni César, ni Charlemagne, ni Frédéric, n’ont rien exécuté de plus grand que cette œuvre de