Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 100.djvu/695

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« que les forces réunies de l’univers n’auraient pu faire en un mois ce qu’elle avait accompli en trois jours. » Une lettre écrite en allemand par Jean d’Ersch, secrétaire de la ville de Metz, en 1429, nous apprend qu’un grand nombre de chevaliers étaient partis d’Allemagne pour assister au sacre de Reims et saluer l’étendard qui était à l’honneur après avoir été à la peine. Où ne s’était pas répandue la gloire de cette vierge ? Au lendemain de son supplice, l’Université de Paris, adressant des félicitations au bourreau, se plaignait « que cette prétendue pucelle, mulier illa quæ puella vociferatur, eût infecté de son venin le bercail très chrétien du monde occidental presque tout entier et inspiré aux peuples une dévotion qui était un scandale : Cesset iniqua scandalosaque ædificatio populorum. »

Nombre d’histoires, longtemps accréditées, se sont évanouies dans la fumée d’une légende convaincue d’imposture ; la légende de Jeanne d’Arc s’est transformée en la plus réelle des histoires. On a publié toutes les pièces authentiques de son procès, et nous la jugeons sur le témoignage des juges qui l’ont condamnée ; ils s’appliquaient à la noter d’infamie ; malgré eux, ils en ont fait un portrait qui nous ravit. Mais, s’il y a un demi-siècle déjà que nous la connaissons telle qu’elle fut, c’est depuis 1870 que son image est entrée dans tous les yeux, que son nom est dans toutes les bouches et que, chacun à sa façon, historiens, poètes, peintres, sculpteurs, musiciens la glorifient à l’envi. Son supplice avait couronné sa gloire ; ce sont nos malheurs qui nous l’ont rendue si chère. Il semble que son âme soit devenue la nôtre et qu’en même temps nous retrouvions en elle ce qui nous manque, qu’elle soit le bon génie de la France, une de ces sources divines d’où jaillissent, à l’heure du danger, les grandes et salutaires inspirations. On a dit qu’elle avait fait un plus grand miracle en arrachant des larmes à l’évêque de Beauvais, qui l’a brûlée, qu’en mettant Talbot en fuite dans les plaines de Patay. Le miracle qu’elle opère aujourd’hui est plus étonnant encore : elle réussit à nous rallier tous à son culte, à mettre d’accord un pays qui semblait condamné à ne s’accorder sur rien. « Mes voix étaient de Dieu, mes voix ne m’ont pas trompée, » a-t-elle dit sur son bûcher, quand la flamme montait déjà jusqu’à sa bouche. Nous sommes tous prêts à jurer qu’elle a dit vrai, que ses voix ne l’avaient pas trompée, et en communiquant avec elle, en l’adorant, nous espérons entendre quelque chose que nous ne sommes pas capables de nous dire à nous-mêmes.

Toutefois, sous cet accord apparent, les dissidences subsistent. A l’exception de quelques cerveaux malades, tout Français se croit tenu d’aimer et d’honorer celle qui a délivré la France ; mais les partis se la disputent ; chacun la réclame, la tire à lui, voudrait la confisquer. Il semble vraiment qu’il y ait eu deux Jeannes d’Arc. Les uns ne