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Il y en avait une première et excellente raison. C’est qu’après tout un romancier ne peut pas, sans encourir le reproche de manquer à la fois d’observation et d’invention, se prendre toujours, ni même souvent, pour la matière de ses romans. On ne fait qu’un René, qu’un Obermann, qu’un Adolphe ; et il en faut rester là, ou alors sortir de soi pour ouvrir les yeux sur le monde. Mais une seconde raison, c’est qu’aussitôt qu’on les ouvre on est émerveillé de voir combien la vie, dans sa complexité, plus intéressante que nous-mêmes, est plus digne que nous de notre attention et de l’effort de notre art. Tel fut le cas de George Sand ; tel aussi le cas de Mérimée ; tel fut le cas de Balzac. Romantiques à leurs débuts, ils ont gardé tous les trois quelque chose d’avoir passé par le Romantisme ; mais ils s’en sont dégagés promptement, parce qu’ils étaient nés romanciers ; et leur aptitude a suscité en eux les plus sûrs moyens de la satisfaire. Tout en réservant peut-être, au fond d’eux-mêmes, les droits de leur amour-propre, — et encore, doit-on le dire de George Sand ? — ils se sont retirés en quelque manière de leur œuvre ; et le vide qu’ils y faisaient ainsi, — que Vigny, par exemple, ou Musset, n’eussent su comment remplir, — ils l’ont comblé de l’observation et de la connaissance des autres. Ils ont passé du dedans au dehors, du subjectif à l’objectif, de la contemplation d’eux-mêmes à celle de la vérité.

Cette évolution vers le réalisme, M. Pellissier, dans le chapitre qu’il y consacre, l’explique par d’autres causes dont, à la vérité, je n’ai garde de nier l’importance, puisqu’au contraire je les trouve trop générales et trop hautes. Il fait intervenir le positivisme, et le déterminisme, et l’utilitarisme, — que sais-je encore ? — et je le veux bien. Mais ne sont-ce pas là beaucoup d’affaires ? et quand les faits contiennent leur explication en eux-mêmes, ou à portée d’eux-mêmes, pour ainsi parler, faut-il aller chercher si loin ? Je n’ai pas besoin, quant à moi, d’Auguste Comte ni de Claude Bernard pour m’expliquer, depuis vingt-cinq ans ou trente ans bientôt, les progrès du Naturalisme ; et j’ose bien affirmer que la lecture de la Philosophie positive ou de l’Introduction à la médecine expérimentale n’éclaire pas beaucoup celle de la Cousine Bette ou de César Birotteau. En fait, pour que la littérature contemporaine, au lendemain du Romantisme, revint à l’imitation de la nature ou de la vérité, il suffisait, d’une part, que le Romantisme se fût compromis par ses propres excès, et, de l’autre, après ses débauches d’imagination, qu’il parût nouveau d’observer l’homme et la vie. Ne mêlons pas trop de choses ensemble. Cette méthode peut paraître étroite : je m’en console, si c’est la seule qui fasse avancer les questions, en les transformant de générales en particulières, et de vagues en précises.