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envahis, et qu’avant de les désorganiser il a presque portés jusqu’à la hauteur de la poésie même. Si, par exemple, l’histoire a commencé par être pour Michelet quelque chose d’assez conforme à la gravité naturelle de son nom, qui ne sait ce qu’elle est devenue de bonne heure, pour lui, sous l’influence du Romantisme ? le journal ou la chronologie de ses impressions, la matière d’abord et plus tard le prétexte errant de ses effusions, l’occasion de ses cris d’enthousiasme ou d’indignation. Dans les Histoires de Michelet, les faits mêmes n’ont d’intérêt, et conséquemment d’importance qu’autant qu’ils l’émeuvent ou plutôt qu’ils l’agitent. Il prend conscience, de lui-même, à propos de l’histoire : il chante Michelet quand il célèbre ceux qu’il aime, et il le chante encore quand, il jette au cadavre de ceux qu’il n’aime pas son éloquente injure. Et, sans doute, c’est ce qui fait la puissance étrange, l’ardente et communicative émotion de ses Histoires, mais aussi c’est ce qui les rend si dangereuses à lire, et dignes du nom de Poèmes, si l’on veut, mais à peine de celui d’Histoires.

Inversement, si la critique, pour Sainte-Beuve, dans ses derniers Lundis, et à mesure qu’il se dégageait de l’influence du Romantisme, est devenue ce qu’il a lui-même appelé l’histoire naturelle des esprits, qu’a-t-elle été d’abord, et pendant plus d’un quart de siècle ? Ce que l’histoire était pour Michelet : l’expression tout individuelle des goûts de Sainte-Beuve ; la notation, si je puis ainsi dire, des sentimens que ses lectures avaient éveillés en lui ; mais, de plus, parce qu’il était littérairement moins honnête que Michelet, sa revanche des Consolations, et l’instrument de ses rancunes. Pour que Sainte-Beuve s’aliénât de lui-même, — ce qui peut-être est la première des vertus du critique, — pour qu’il distinguât ses intérêts et ses idées, sa personne et sa fonction, il attendit que son nom fût devenu le rival des grands noms dont l’éclat plus vif avait jadis éclipsé le sien. Mais nous, en attendant, si nous n’avons pas encore tout à fait expulsé le lyrisme de la critique ; si beaucoup de critiques n’y cherchant qu’eux-mêmes, ne retrouvent qu’eux-mêmes dans les œuvres des autres ; et si le Moi ne s’étale enfin nulle part ailleurs plus impertinemment que dans le genre qui le souffre le moins, c’est à Sainte-Beuve qu’en remonte la responsabilité.

Nouvelle preuve, à notre avis, qu’en faisant du lyrisme le caractère essentiel du Romantisme, nous ne nous trompons pas, puisque, comme on le voit, en même temps que le plus profond et le plus constant, il en est aussi le plus universel. Pour parler le langage de M. de Banville, non-seulement « l’Ode s’est mêlée à tous les genres poétiques, si bien qu’ils n’existent plus qu’à condition de contenir l’Ode en eux ; » mais cette nécessité de contagion, tous les