Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/793

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ne rendrait le corps que contre le fiancé de sa fille ; comment le riche fermier, au désespoir, enleva une nuit le petit Salomon dans sa voiture ; comment le rapt fut découvert et l’enfant restitué à Mme Rissia, iqui coupa court aux discussions en faisant les noces séance tenante. Le marié m’avait pas onze ans ; la mariée était à peu près du même âge : « Je suis obligé d’avouer, dit Maimon en terminant, que la conduite de mon père, dans cette affaire, ne peut pas être tout à fait justifiée au point de vue moral. » Ajoutons, à la gloire de Josué, qu’il réussit à ne pas rendre un sou des huit cents florins payés d’avance par le second acquéreur.

Voilà donc Salomon marié. Il a un costume de drap tout neuf, de coupe rabbinique, fourni par sa belle-maman. Il a toute une bibliothèque talmudique, d’une valeur de plusieurs centaines de florins, payée également par Mme Rissia. Il est assuré par son contrat d’être défrayé de tout six années durant. Il a une très jolie femme, dont il ne sait trop que faire, mais qui lui apporte en dot un cabaret et ses dépendances. Il a une belle-mère acariâtre, mais « célèbre par ses capacités supérieures, » qui tient le cabaret avec sa fille, tandis que son petit savant de gendre s’occupe à avoir des pensées subtiles. A la vérité, l’installation matérielle est imparfaite. Salomon était obligé d’habiter son cabaret, qui était « misérable. Les murs étaient noirs comme du charbon, de fumée et de suie. Les poutres du toit étaient soutenues par des troncs d’arbres non équarris. Les fenêtres consistaient en quelques morceaux de mauvais verre, tout cassé, et en petites lames de sapin, recouvertes en papier. » Les bancs étaient sales, la table « plus sale encore, » et le dit de Mme Rissia, avec ses légions de punaises, surpassait en saleté la table et des bancs. Or, pour que Salomon Maimon s’aperçût qu’un lieu ou un objet était sale, il fallait qu’il le fût à un point que l’imagination se refuse à concevoir. Son horreur de la propreté, ses efforts pour la combattre, et ses succès en ce genre sont demeurés légendaires parmi tous ceux qui l’ont connu.

L’absence de bien-être l’affectait peu. Il ne songeait qu’à profiter de ses loisirs pour s’instruire, fréquentait assidûment les écoles juives et rêvait aux moyens d’apprendre les langues étrangères, sentant bien qu’elles étaient les clés de ce monde intellectuel dont il souhaitait l’entrée avec une passion âpre et douloureuse. Les difficultés semblaient insurmontables. « Apprendre le polonais ou le latin avec un maître catholique était impossible, d’un côté parce que les préjugés de mon peuple m’interdisaient toute autre langue que l’hébreu et toute autre science que le Talmud, avec l’armée de ses commentateurs ; de l’autre côté, parce que les préjugés des catholiques ne leur permettaient pas de donner des leçons à un juif. » Quant à se procurer des livres quelconques, en dehors des