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donner de sa personne, dans les extrémités. Il mettait son art à conduire ses ennemis vers l’abîme et à les y faire tomber par l’effet de leur propre vertige. Il attendait aussi les événemens. On n’a jamais vu de crise historique moins concertée et moins dirigée que celle-là. L’entreprise des individus n’y eut presque point de part ; l’impulsion générale décida de tout. « Je suis incapable de prescrire au peuple les moyens de se sauver, avait dit récemment Robespierre[1]. Cela n’est pas donné à un seul homme. » Il avait dénoncé les « scélérats ; » il compta que les « scélérats » se trahiraient eux-mêmes. Les violens, la commune et Hanriot se chargeraient alors de l’action. Le coup de main exécuté et les scélérats sous le verrou, Robespierre reparaîtrait comme l’instrument de la vindicte publique et le régulateur de la nouvelle révolution dont il aurait été le prophète. C’est ainsi qu’il avait agi au 10 août, au 2 septembre, au 31 mai, au 2 juin, dans toutes les journées, sauf dans celles du procès de Louis XVI, parce que, le roi étant captif et la monarchie renversée, il n’y avait aucun péril à réclamer le régicide : le péril était seulement à le refuser.

Pendant tout le mois de messidor, 19 juin — 18 juillet 1794, Robespierre affecta de ne se point montrer à la Convention. Il ne vint au comité que par intervalles, pour le détail des affaires de police, les seules qui l’intéressassent. Il rejetait ainsi sur ses amis, Saint-Just et Couthon, et sur ses adversaires, Barère, Collot, Billaud, la responsabilité de l’événement qu’il machinait en dessous. La Terreur croissait en atrocité ; mais Robespierre n’exécutait point les décrets qu’il avait dictés. Il se disait que les modérés et le public feraient la différence entre lui, tout à son Dieu, tout à la vertu, tout à l’avenir de la république, et les ultrarévolutionnaires, qui poussaient tout à l’excès, qui frappaient sans doctrine et qu’il avait d’ailleurs dénoncés, comme aussi funestes que les « vicieux, les riches, les bourgeois, d’où viennent tous les dangers intérieurs[2]. » Il s’établit aux Jacobins ; c’est de ce club qu’il avait porté tous ses grands coups. Il opéra contre les montagnards dissidens comme il avait opéré contre la gironde et contre Danton. Sur ses instigations, le club décida d’exiger l’épuration des comités. Robespierre se dit que la plaine la voterait, parce que la plaine obéissait toujours aux injonctions de la foule armée, et qu’elle n’aurait ni scrupule ni peine à sacrifier des forcenés. Ces forcenés abattus, Robespierre resterait seul, debout, devant la plaine : n’ayant plus à trembler que devant lui, les modérés deviendraient entre ses mains un instrument d’Etat aussi

  1. Aux Jacobins, 7 prairial (21 mai 1794).
  2. Discours aux Jacobins, 12 et 24 messidor (20 juin, 9 juillet 1794).