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au banquet d’Alexandrie, qu’ils étaient aimables, que leur parole était harmonieuse ! L’essaim des riantes apparences voltigeait sur leurs lèvres et la volupté parfumait toutes leurs pensées. Et, parce que le souffle de Thaïs était sur eux, tout ce qu’ils disaient était amour, beauté, vérité. L’impiété charmante prêtait sa grâce à leurs discours. Ils exprimaient aisément la splendeur humaine. Hélas ! et tout cela n’est plus qu’un songe. Thaïs va mourir !

Oh ! comme naturellement je mourrai de sa mort ! — Mais peux-tu seulement mourir, embryon desséché, fœtus macéré dans le fiel et les pleurs arides ? Avorton misérable, peux-tu goûter la mort, toi qui n’as pas connu la vie ? Pourvu que Dieu existe et qu’il me damne ! Je l’espère, je le veux. Dieu que je hais, entends-moi. Plonge-moi dans la damnation. Il faut bien que je trouve un enfer éternel, afin d’y exhaler l’éternité de rage que je sens en moi.

……………….

Dès l’aube, Albine reçut l’abbé d’Antinoé au seuil des cellules.

— Tu es le bienvenu dans nos tabernacles de paix, vénérable père, car sans doute tu viens bénir la sainte que tu nous avais donnée. Tu sais que Dieu, dans sa clémence, l’appelle à lui ; et comment ne saurais-tu pas une nouvelle que les anges ont portée de désert en désert ? Il est vrai : Thaïs touche à sa fin bienheureuse. Ses travaux sont accomplis, et je dois t’instruire en peu de mots de la conduite qu’elle a tenue parmi nous. Après ton départ, comme elle était enfermée dans la cellule marquée de ton sceau, je lui envoyai avec sa nourriture une flûte semblable à celles dont jouent aux festins les filles de sa profession. Ce que je faisais était pour qu’elle ne tombât pas dans la mélancolie et pour qu’elle n’eût pas moins de grâce et de talent devant Dieu qu’elle en avait montré au regard des hommes. Je n’avais pas agi sans prudence, car Thaïs célébrait tout le jour sur la flûte les louanges du Seigneur, et les vierges qu’attiraient les sons de cette flûte invisible disaient : « Nous entendons le rossignol des bocages célestes, le cygne mourant de Jésus crucifié. » C’est ainsi que Thaïs accomplissait sa pénitence, quand, après soixante jours, la porte que tu avais scellée s’ouvrit d’elle-même et le sceau d’argile se rompit sans qu’aucune main humaine l’eût touché. À ce signe je connus que l’épreuve que tu avais imposée devait cesser et que Dieu pardonnait les péchés de la joueuse de fille. Dès lors, elle partagea la vie de mes filles, travaillant et priant avec elles. Elle les édifiait par la modestie de ses gestes et de ses paroles, et elle semblait, parmi elles, la statue de la pudeur. Parfois elle était triste ; mais ces nuages passaient. Quand je vis qu’elle était attachée à Dieu par la foi, l’espérance et l’amour, je ne craignis pas d’employer son art et même