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toute une ville. Je crois que nous devons observer les villes du présent comme les archéologues observent les villes du passé. Ils sont arrivés à bien connaître et à reconstituer les plus anciens états sociaux, en partant de ce principe : l’homme imprime à la coquille où il vit son caractère personnel ; elle trahit les moindres particularités morales de l’habitant ; la pierre fossile ne moule pas avec plus de fidélité les organes délicats de l’insecte qui s’y était posé. Pompéi, Nuremberg, gardent l’empreinte et livrent les secrets des mœurs romaines, des mœurs féodales ; une ville anglaise, italienne, orientale, nous révèle l’Anglais, l’Italien, l’Oriental, plus vite et plus sûrement que de gros traités d’histoire ou de philosophie. Dans notre Paris, cette puissance de représentation est pour ainsi dire photographique. J’ai scrupule à revenir sur une remarque déjà consignée ici, il y a quelques années ; mais l’Exposition la refait nouvelle en la rendant cent fois plus probante. Quand vous passez sur un des ponts qui donnent accès au grand caravansérail, regardez à gauche : la cité d’autrefois est ramassée sous vos yeux dans son harmonieuse unité, avec tous les organes d’une vie complète ; la maison de Dieu, la maison du roi, la maison du juge, l’hôtel du seigneur, le logis du bourgeois, la boutique du marchand. C’est un tableau admirable, mais un tableau de musée ; l’esprit y domine la matière, comme sur le visage d’un mort ; car la plupart de ces formes achevées, d’un sens si clair, sont des formes mortes, désormais impropres à nos besoins actuels. Ingrat et imbécile serait celui qui la contemplerait, la chère cité, sans amour et sans vénération ; nous lui devons la tendresse qu’on a pour l’aïeule ; à qui viendrait cette folle pensée, demander à l’aïeule de redevenir jeune et de seconder nos travaux ?

Tournons la tête, regardons à droite : tout est changé dans la ville des années récentes, et surtout dans la ville d’aujourd’hui, l’Exposition. Qu’on amène sur ce pont un passant ignorant de notre histoire ; il se refusera à croire que la même race d’hommes a construit ces deux moitiés de notre capitale ; tout au moins, il taxera notre chronologie d’inexactitude, il supposera entre ces deux mondes des siècles omis et des dynasties oubliées, comme nous le faisons pour l’obscure Égypte, quand nous y rencontrons côte à côte des monumens trop dissemblables. Dans la cité naissante, tout est confus, moralement inachevé ; faute d’accoutumance, l’esprit prévenu la condamne en bloc ; cependant nous sentons que la vie s’est transportée là, qu’elle ne rétrogradera plus, et qu’il faut l’aimer aussi, cette créature incomplète, d’un autre amour, comme on aime l’enfant d’une venue incertaine. Elle nous étonne et nous contriste d’abord, parce que sa beauté est mal