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ou les pieds des soldats français qui nous en ont apporté la graine. Elles sortaient spontanément du sol allemand. Quelque germe en est-il tombé du dehors, il est venu de Rousseau, le Genevois, de Rousseau, nature éminemment germanique par le sérieux, par la sincérité, par le gemüth, par le sentiment moral et le sentiment de la nature. En cherchant bien parmi les ancêtres de Rousseau, on découvrirait assurément, sous ce nom welche, du sang allemand. En 1789, notre littérature nationale était en pleine floraison, et ce qui en faisait la sève et le suc, c’étaient ces rêves humanitaires dans ce qu’ils avaient de plus haut. Les idées qui ont fait la Révolution, dont elle s’attribuait le monopole, où en trouver une expression plus passionnée que dans les Brigands ou le Don Carlos de Schiller, deux pièces antérieures à 1789, tout comme l’Egmont de Goethe ou le Nathan le Sage de Lessing ? En vérité, ce n’est ni en France ni en français, c’est dans notre robuste langue allemande que les plus généreuses notions du XVIIIe siècle ont reçu leur forme idéale : la poésie allemande les a coulées en sonores strophes de bronze d’une pureté, d’une ampleur, d’une solidité inaccessibles à la maigre élégance de votre jolie langue française.

« Poètes ou philosophes, nos Allemands avaient devancé la Révolution. Ainsi que l’a dit Perthes : tout ce qui a été trouvé ailleurs a été pensé en Allemagne. Nos publicistes ou nos juristes avaient, avant vos lettrés, donné la théorie des prétendus principes de la Révolution, et cela avec une méthode, un appareil scientifique inconnu des Français d’alors. Les droits de l’homme, y compris le droit à l’insurrection, le droit fondé sur la nature et la raison, se retrouvent chez Wolf ou chez Pufendorf, longtemps avant 1789. Cela, il est vrai, est resté chez nous dans la sphère spéculative. C’est à vos yeux une infériorité ; aux nôtres, c’est une supériorité. A l’inverse de vos beaux esprits du XVIIIe siècle, philosophes de salon, plus écrivains que penseurs, nous n’avons jamais cru que l’idée abstraite dût passer tout entière, et tout d’un coup, dans la vie réelle. Nous ne sommes pas dupes de nos théories. Nous savons distinguer le spéculatif du concret, le rationnel du réel ; séparer la pensée et l’action, la science et la vie. Le vice de la Révolution, c’est qu’elle a confondu tout cela. Nous n’avons garde de faire comme elle. Nous ne prenons pas les traités de philosophie pour des codes de législation ; nous avons toutes les hardiesses dans un champ, toutes les prudences dans l’autre ; nous savons tempérer la raison pure par la raison pratique, mettre le droit naturel d’accord avec la coutume, allier l’esprit de réforme à l’esprit de tradition ; et c’est pour cela que le génie allemand, habile à concilier les antinomies, est à la fois philosophique et politique.