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braves paysans ont dégénéré depuis l’âge de pierre ; autrement vous feriez une aussi vilaine grimace que don Juan lorsqu’il met sa main dans celle de la statue. » Voici donc, pensai-je, notre ancêtre à tous, le véritable père des races, le Deucalion de la science moderne. Quelle leçon de modestie ! Vraiment ce n’est pas la peine de se disputer cette alliance, ni d’intenter un procès historique sur la recherche de la paternité. Les titres d’un peuple ne gisent pas dans ce limon grossier, ils consistent plutôt dans les efforts qu’il fait pour en sortir. Les hommes deviennent de plus en plus nobles à mesure qu’ils s’éloignent davantage de leurs origines, qu’ils donnent la préférence à l’esprit sur la matière, à la pensée sur les mots, à la réflexion sur l’instinct. »

Il faut le reconnaître, les peuples de la péninsule, toujours dociles aux modes européennes, sont eux-mêmes gravement atteints de la maladie des races et des langues, morbus ethnographicus. Roumains, Serbes, Bulgares, Grecs, se disputent à l’envi les territoires et les titres de propriété, sans parler des Albanais, encore trop ignorans pour disserter, mais non moins entêtés que les autres de la supériorité de leur race, et possédant sur la propriété des idées tellement larges, que les preuves écrites leur paraissent tout à fait superflues. Leurs voisins, au contraire, ont une vocation prononcée pour les cartes ethnographiques. Ils en dressent de magnifiques, avec de belles teintes rouges, bleues, vertes. Mais, par un singulier hasard, ces cartes diffèrent autant les unes des autres qu’un atlas moderne de celui de Ptolémée. Au lieu de tracer d’un pinceau impartial la bigarrure des races, il se trouve toujours que le géographe, excellent patriote, laisse tomber sur son ouvrage un gros pâté de couleur nationale ; ce pâté fait la tache d’huile, gagne de proche en proche, devient énorme, et finit par envahir toute la péninsule. De sorte que si vous entrez dans un gymnase athénien, vous y verrez le tableau d’une presqu’île entièrement peuplée de Grecs, tandis qu’à Belgrade, la part des Serbes vous semblera colossale.

Les professeurs slaves sont peut-être les plus redoutables de tous, car ils sont très érudits et très convaincus. Suivant eux, il n’est rien de bon, de doux, de familier, de fraternel, et en même temps de fort, d’élevé, de puissant que le slave. Veut-on terminer les guerres, inaugurer le règne de la charité sur la terre ? qu’on laisse faire aux Slaves. Veut-on au contraire former une immense confédération militaire, qui tienne la balance de l’Europe et du monde ? encore les Slaves. Aucune race n’est plus pure, ni plus étendue en hauteur, largeur et profondeur. D’ailleurs, ils aperçoivent partout des Slaves, même en Roumanie et jusque dans le Péloponèse,