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jusqu’à Pesth, les villages propres et opulens, les villes majestueuses avec leurs tours, leurs clochers, et leurs beaux hôtels à cinq étages, où l’on paie si cher l’honneur de le voir couler. Adieu les ponts suspendus, les ponts tubulaires, qui lui faisaient autant de colliers. Adieu les beaux quais bien propres, dans lesquels il se redressait comme dans une armure neuve. Esclave de la Compagnie danubienne, fréquenté par de rares et coûteux navires, mais vide de petites embarcations, ce fleuve respectable cesse de s’observer. Il change constamment de lit, s’oublie dans les marais, se vautre dans les cultures, ronge ou caresse des rives de sable sans noblesse et sans élégance. Il contracte des unions furtives et d’ailleurs passagères avec des îles mal famées, où les arbres se mêlent aux lianes, tandis que des bandes de canards sauvages viennent s’abattre entre les racines déchiquetées. Parfois, il fait un retour sur son glorieux passé : il s’attarde au pied d’un château dont il reflète le profil encore fier. Mais cette muraille branlante, transformée en corbeille de verdure, n’abrite plus que le sommeil des bergers. Là se penchait jadis quelque noble dame serbe, enrichie des brigandages de son époux, fille du Nord transplantée en Orient, blonde peut-être avec de grands yeux noirs : maintenant on n’aperçoit plus, à travers les pierres disjointes, que la barbiche d’une chèvre, broutant les pousses d’un arbousier dans les crevasses du mur ; et l’on se demande si la dame du lieu n’aurait pas gardé cette figure, en revenant du sabbat.

Le fleuve reprend alors sa course folle. On dirait qu’il rompt son frein au moment de sortir du vieux monde, et qu’il veut se donner le genre d’un jeune fleuve américain. Mais ces fantaisies de vieillard n’ont pas la grâce des folies de jeunesse. Trop de tristes villages étalent leur misère sur ses bords. Supposez qu’un jour, l’un des fleuves classiques qui ornent notre jardin des Tuileries s’avisât d’abandonner son « urne penchante, » et, sans souci du décorum, voulût se mêler à la danse échevelée des nymphes de Carpeaux. Le pauvre dieu s’efforcerait de gambader, malgré ses rhumatismes. Sa couronne de roseaux lui tomberait sur l’oreille ; ses cheveux tout chargés de limon pendraient devant ses yeux ; sa noble barbe cesserait de couvrir décemment sa poitrine velue, et les nymphes, houspillant le vieux Silène humide, seraient saisies d’un rire inextinguible. Tels m’apparaissent les écarts séniles du Bas-Danube.

Il est vrai que le dieu pourrait plaider les circonstances atténuantes. « Croyez-vous donc, dirait-il, que ma destinée soit enviable ? On s’imagine généralement que c’est un grand honneur, pour un fleuve, de servir de limite à cinq ou six peuples. On le félicite d’avoir une nombreuse postérité. Le ciel préserve mes confrères d’une