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corruption n’est-elle pas aux États-Unis le combustible nécessaire à la machine gouvernementale ?

Les Américains sont les premiers à le regretter. Ils s’en excusent sur la faiblesse humaine, sur la difficulté de diriger les foules démocratiques, et de classer leurs vœux ou leurs idées. Ne se flattant pas de réaliser le miracle de l’évangile politique selon Montesquieu, et de fonder la république sur la vertu, ils se demandent quels sont les moyens d’action dont peut disposer une démocratie républicaine en l’absence de hiérarchie administrative et sociale, comme de toute autorité fixe et de responsabilité réelle. Le relâchement de tous les liens semble être sa fatalité première. Prendra-t-elle pour point d’appui l’opinion ? Quel sable plus mouvant pour y bâtir ? La prétention commune aux républicains est d’avoir un gouvernement édifié uniquement sur l’opinion et dirigé par elle seule. Mais comment l’opinion pourrait-elle être indépendante des partis et les dominer tous, puisqu’elle n’opère efficacement qu’à la condition d’emprunter la forme et les allures d’un parti ? Quelle opinion d’ailleurs ? Car il y en a toujours au moins deux sur chaque question. S’agit-il de l’opinion qui a la majorité ou de celle qui ne l’a pas ? Si c’était un principe absolu de toujours suivre l’opinion des majorités éphémères, à supposer toutefois qu’elle fut toujours facile à connaître, l’art de gouverner serait trop commode. Mais l’expérience prouve que le devoir impérieux des gouvernans est souvent d’en appeler de l’opinion enivrée ou entraînée à l’opinion sobre ou rassise.

Les citoyens des États-Unis se soumettent aux décisions de la majorité ; c’est leur légitimité républicaine, si précaire ou frelatée qu’elle soit. Mais, malgré la confiante et naïve superstition que d’une façon ou de l’autre un grand peuple ne se trompe pas en fin de compte, l’Amérique admet fort bien que l’arbitraire et l’injustice ne rentrent pas dans les privilèges du nombre, et que les majorités deviennent factieuses en se faisant oppressives[1]. C’est un Américain qui lança cette affirmation hardie de la justice primordiale sous forme religieuse : « Un seul avec Dieu, cela fait la majorité[2]. »

D’autre part, qui oserait se flatter de gouverner par la raison pure ou par le simple appel aux consciences ? Il en est de louches, d’aveugles et de myopes. N’a-t-on pas vu des honnêtes gens fourvoyés croire en conscience à la légitimité de l’esclavage ou de la confiscation socialiste des propriétés privées ?

  1. John Adams, A defence of the constitution of the United States.
  2. The North American Review, janvier 1888.