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ce programme se réduisait à des intentions très libérales, il n’énonçait pas des mesures effectives. Le point précis et capital, celui qui retint l’attention des auditeurs mieux que tous les précédens, ce fut cette conclusion catégorique : «Nous ne projetons rien de semblable à un appel à la nation, sous forme d’assemblées représentatives comme celles de l’Occident; la Russie doit travailler durant une période de cinq à sept années avant de sortir de ses anciens cadres ; tout le reste n’est que rêveries et illusions. » Quelques jours plus tard, le directeur des Annales de la patrie, qui avait eu au cours de l’entretien une vive altercation avec le ministre, publiait le programme du 6 septembre et l’allocution de Loris; le journal ne reçut ni démenti ni rectification. — Il y eut un moment de stupeur dans l’opinion libérale : le désappointement se traduisit par des récriminations, des insinuations fâcheuses. Mais bientôt l’équivoque recommença de plus belle ; on tortura les paroles ministérielles pour en tirer un sens exactement contraire à celui qu’elles renfermaient. Loris se trouvait dans cette situation, assez fréquente en politique, où un homme n’est pas cru quand il essaie de réfréner les espérances placées sur son nom. On avait décidé qu’il aurait certaines pensées; lorsqu’il s’en défendait, on souriait comme à une feinte habile, on n’admettait pas qu’il put tromper l’attente du parti qui l’avait fait ce qu’il était.

Il le comprenait bien, malgré ses dénégations. Il se sentait le Juif errant du libéralisme, condamné à marcher, à guider vers le mirage ceux qui l’y poussaient. Tous affirmaient qu’il y avait là-bas, à l’horizon, des eaux-vives, des ombrages, une heureuse oasis. Lui qui avait pu regarder le pays de haut, il savait bien que ce n’était qu’un mirage ; mais il ne pouvait pas abandonner dans le désert sa troupe révoltée : il fallait l’acheminer sur la vision fuyante. Le ministre et ses collaborateurs mirent à l’étude un projet qui devait donner quelque satisfaction aux idées de contrôle, sans rien sacrifier des droits essentiels de la couronne.

Au sommet de l’administration russe, le conseil de l’empire joue un rôle assez analogue à celui du conseil d’état sous Napoléon Ier. Les lois, les budgets, les actes du gouvernement sont élaborés dans cette haute assemblée, divisée en sections de législation, de finances, des affaires civiles et religieuses. Le tsar donne ou refuse sa sanction aux propositions du conseil ; elles n’ont jamais qu’une valeur d’avis. Il compose ce corps à son choix; en dehors de quelques juristes, généralement pris dans le sénat, les membres se recrutent parmi les grands dignitaires en exercice ou à la retraite, ministres, ambassadeurs, gouverneurs de provinces, généraux en chef. La majorité du conseil est formée de gens avancés en âge, qui ont résigné leurs fonctions actives et trouvé là un dédommagement