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prélevées sur le revenu probable ou certain du capital assis ou du capital roulant, le fisc ajoute une taxe éventuelle sur le capital lui-même : c’est l’impôt de mutation qu’il perçoit toutes les fois que, par donation, héritage ou contrat, à titre gratuit ou à titre onéreux, une propriété change de propriétaire[1], et ce droit aggravé par le droit de timbre, est énorme, puisque, dans la plupart des cas, il prélève 5, 7, 9 et jusqu’à 10 1/2 pour 100 sur le capital transmis, c’est-à-dire, lorsqu’il s’agit d’immeubles, deux, trois ou même quatre années du revenu. Ainsi, dans cette première tonte, le fisc a largement taille, aussi largement, qu’il a pu : mais il n’a guère opéré que sur les moutons dont la toison est plus ou moins ample ; ses ciseaux ont à peine effleuré les autres, bien plus nombreux, à poil ras, dont la laine, courte et clairsemée. n’est entretenue que par le salaire quotidien, par les minces profits du travail manuel. — Il y aura compensation, lorsque le fisc, reprenant ses ciseaux, pratiquera sa deuxième tonte : c’est l’impôt indirect qui, même bien assis, bien perçu, est, de sa nature, plus lourd pour les pauvres que pour les gens aisés et les riches.

Par cet impôt, et grâce au jeu préalable de ses douanes, péages. octrois ou monopoles, l’Etat prélève tant pour cent sur le prix final de certaines marchandises vendues. De cette façon, il participe à un commerce et devient lui-même un commerçant. Or, en bon commerçant, il sait que, pour gagner beaucoup, il doit vendre beaucoup, qu’il a besoin d’une clientèle très large, que la plus large clientèle est celle qui lui donnera tous ses sujets pour cliens, bref, qu’il lui faut pour chalands, non-seulement les riches, qui ne

  1. Ibid. Produit des droits de mutation (enregistrement et timbre). Enregistrement : en 1820, 127 millions ; en 1860, 306 millions ; en 1886, 518 millions. — Timbre : en 1820, 26 millions ; en 1860, 56 millions ; en 1886, 156 millions. Total des droits d’enregistrement et le timbre en 1886, 674 millions. — Le taux des droits correspondant sous l’ancien régime (contrôle, insinuation centième denier, formule) était bien moins élevé ; le principal, ou droit de centième denier, ne prélevait que 1 pour 100 et seulement sur les mutations d’immeuble. Cet impôt sur les mutations est le seul qui ait empiré ; il a été aggravé tout de suite par l’assemblée constituante, et il est d’autant plus exorbitant dans les successions que le passif n’y est pas défalqué de l’actif. — Ce qui explique la résignation des contribuables, c’est que le droit de mutation est perçu par le fisc à un moment unique, quand la propriété est à peine net ou en train de naître. En effet, si la propriété change de mains à titre gratuit, par héritage ou donation, il y a chance pour que le nouveau propriétaire, subitement enrichi et trop content d’entrer en possession, ne regimbe pas contre un prélèvement qui ne dépasse guère un dixième et ne le laisse qu’un peu moins riche. Si la propriété change de mains à titre onéreux et par contrôle, il est probable qu’aucun des deux contractans ne voit nettement lequel des deux paie le droit fiscal ; le vendeur peut supposer que c’est l’acheteur, et l’acheteur que c’est le vendeur : grâce à cette illusion, ils sont moins sensibles à la tonte, et chacun d’eux prête son dos, en se disant que c’est le dos de l’autre.