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que nous allons redescendre, le golfe de Corinthe pousse dans les terres un triangle de saphir : c’est la baie d’Amphissa. Quelques hautes cimes du Péloponnèse dentèlent le fond de l’horizon, tandis qu’un rayon de soleil obliquement tombé des nuées parnassiennes promène en éventail, sur l’antique domaine d’Apollon, sa gerbe de lumière… Éblouis, nous nous avançons sous un groupe de platanes plusieurs fois séculaires qui étendent en tous sens l’immense vélum de leurs rameaux. Mais une chose nous attire hors de cette ombre : devant nous, dans un enfoncement du mur de granit, s’ouvre une déchirure énorme qui paraît conduire jusqu’au cœur même du Parnasse : un peu à gauche, autour d’une fontaine, deux ou trois belles filles, vigoureuses montagnardes, la tête couverte du capuchon en poils de chèvre, les mollets nus sous leur jupe courte, les pieds dans l’eau qui s’échappe de l’ouverture, lavent leur linge, déroulent les torsades humides ou les frappent sur les dalles avec une gravité de sénateurs. Le ruisseau grossi par les premières neiges dédouble son murmure pour remplir, d’un côté de l’autre, la fontaine, de style moderne, quoique ancienne déjà ; de l’autre un vaste bassin quadrangulaire de construction antique, où se purifiaient les fidèles qui venaient consulter l’oracle. C’est la source de Castalie, la rivale des eaux d’Hippocrène…

La belle apostrophe qu’ici même Byron adressait, il y a quatre-vingts ans, au Parnasse, me revint en mémoire :

« Et toi, que je contemple en ce moment, non pas dans le délire d’un songe, non pas à l’horizon fabuleux d’un poème, mais dans toute la pompe de ta majesté sauvage, élevant jusqu’aux nues ton front couronné de neige… Le plus humble de tes pèlerins pourrait-il, si près de toi, ne pas te saluer de ses chants ?.. Que de fois j’ai rêvé de ta cime vénérable !… En te voyant aujourd’hui, quand je pense à tous ceux qui t’ont invoqué autrefois, je tremble et ne puis que fléchir le genou… Bien qu’Apollon n’habite plus sa grotte et que toi, jadis le séjour des Muses, tu ne sois plus que leur tombeau, un génie charmant habite encore tes retraites, se mêle au souffle du vent, se tait dans les cavernes et glisse d’un pied léger sur les eaux mélodieuses. »

Rien ne peut rendre la sublimité eu quelque sorte diffuse qui remplit l’espace et plane sur tout ce qui nous entoure. Longtemps, sans doute, devant la magnificence de cette vision, nous oublierions notre infimité de touristes venus là pour une heure, si nos guides et nos agoyates ne revenaient à grand bruit du village avec un supplément de victuailles, du pain, des œufs, tout ce qu’il faut enfin pour compléter nos provisions et celles dont nous a gratifiés notre hôte.