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que soit sa condition, sa dignité est inviolable. Cette idée devait abolir le servage en Europe, et plus tard l’esclavage des noirs aux colonies. Dire qu’un homme en vaut un autre, et qu’en soi un paysan vaut un fonctionnaire, un savant, un officier, un roi même, nous paraît aujourd’hui un pur truisme; mais Kant avoue qu’il fut frappé comme d’une révélation quand Rousseau lui fit comprendre cette vérité, et lui apprit à étendre aux humbles et aux ignorans le respect qu’il réservait jusqu’alors aux intelligences cultivées.

Mais comment satisfaire ce zèle nouveau pour les gens du peuple, comment se rendre utile aux paysans? Le mieux, pensait-on, était de les instruire. Ce siècle avait foi en la raison. Pour contribuer au progrès des paysans, on imagina de leur donner un peu des lumières dont on était si fier. De là des efforts très sérieux pour développer l’instruction primaire dans les campagnes, qui en avaient grand besoin. Le mouvement se propagea surtout dans l’Allemagne du Nord. Schlosser publiait déjà en 1771 un catéchisme de morale à l’usage des gens de la campagne. Le comte de Rochow, noble brandebourgeois, se donnait tout entier à l’instruction de ses paysans. « Je vis au milieu d’eux, écrivait-il, et ce peuple me fait peine. Ce n’est pas assez des misères de leur état, le lourd fardeau de leurs préjugés les écrase; le défaut des connaissances les plus nécessaires les prive des compensations que la Providence divine, bienfaisante pour toutes les conditions, n’a pas refusées à la leur... La cause de ce mal, qui ronge l’état dans sa partie la plus importante, c’est que l’on néglige l’instruction de la jeunesse dans les campagnes. On ne cultive pas toute leur âme... Je ne crois pourtant pas que l’on regarde l’âme d’un enfant de paysan comme étant d’une autre espèce que l’âme d’un enfant de condition plus haute. » Tout est caractéristique dans ce langage. Le ton sur lequel Rochow par le du peuple, qui a est la partie la plus importante de l’état, » l’idée de l’égalité naturelle de tous les hommes, la compassion pour les misères du paysan, autant de signes de l’esprit nouveau. Rochow ne se contenta pas de dépenser une partie de sa fortune à bâtir des écoles sur ses domaines, il écrivit lui-même des livres pour les enfans de la campagne et fit vendre à un prix très modique cent mille exemplaires de son Ami des enfans. La réputation de ses écoles se répandit au loin, et le ministre de l’instruction publique, M. de Zedlitz, le soutenait dans ses efforts.

Il ne s’agit point là, comme on le voit, de réformes politiques ou sociales qui changeraient la condition du paysan. Le vrai nom de ces tendances est philanthropie ou charité. Pareillement, quand nous entendons des plaidoyers enflammés en faveur de la liberté politique, ce n’est pas un cri qui sorte des entrailles de la nation, c’est plutôt un écho des discussions qui agitaient alors l’Angleterre