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elles se sont assurée dans leur foyer, quelle figure elles ont faite dans le monde ; on rechercherait la mesure d’influence qu’elles ont pu avoir sur leurs maris, on définirait leur participation, secrète ou inconsciente, dans les œuvres qu’elles ont vues naître près d’elles, et, par là, on arriverait aussi à mieux comprendre l’auteur lui-même, à mieux marquer les limites de son talent. Il faudrait, pour mener à bien cette étude, un esprit très large et demeuré fin dans les détails, habile à saisir les nuances, apte à pénétrer tout ce qu’un tel sujet laisse à deviner : Sainte-Beuve l’aurait admirablement senti; mais, seul peut-être, Addison l’aurait écrit.

Sans me risquer au-devant de difficultés aussi délicates, je voudrais, afin de mieux éclairer l’étude qui va suivre, indiquer ici quelques traits généraux.

Il est, parmi les femmes d’auteurs célèbres, une catégorie que l’on peut écarter tout d’abord, je veux dire celles dont l’intelligence n’a jamais pu se hausser jusqu’à comprendre la supériorité, jusqu’à se douter même de la valeur de l’homme dont elles portaient le nom. Dans ce cas, et par une contradiction singulière, il n’est pas rare que ce divorce intellectuel ait eu pour résultat une entente domestique parfaite, et l’on a vu alors l’étonnant spectacle de deux existences unies d’apparence et se déroulant l’une à côté de l’autre sans se confondre, comme les eaux de deux affluens qui couleraient dans le même lit sans se mêler. Telle fut cette Christiane Vulpius que Goethe épousa après dix-huit années de faux ménage, créature de basse extraction, nature ingrate et vulgaire, et qui ne parvint jamais à s’exalter au commerce intime de ce grand génie. Telle fut aussi la femme du divin poète de l’Intermezzo : Mme Henri Heine savait bien, disait-elle, que son mari passait le temps à écrire ; mais elle ignora toujours sur quels sujets.

A côté de ces inconscientes, il faudrait inscrire toute une classe d’âmes faibles, timorées, qui se sentent écrasées par l’ascendant impérieux du génie et qui éprouvent le besoin de s’humilier devant lui : au premier échelon de cette classe serait Mme de Lamartine, qui tint à donner à sa propre fille le nom de l’immortelle maîtresse de son mari ; au dernier degré serait cette infortunée et maladive créature, la femme de Carlyle, qui fut fascinée, je dirais presque hypnotisée, par la nature extraordinaire de ce grand talent, et qui se sacrifia, s’immola toute sa vie.

Ajoutons encore, dans un coin à part, les épouses révoltées, les lady Byron, qui, trouvant la tâche trop lourde pour leurs épaules, l’ont rejetée et ont rompu les liens de la vie conjugale.

Aucune des femmes comprises dans les groupes qui précèdent