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et s’en acquittent à souhait. Mais ce ne sont pas des conquérans ; ils n’ont pas procédé par invasion, ils ne sont pas entrés bannières déployées, ils se sont glissés dans le pays, où leur tâche est autrement difficile que de l’autre côté, et ils se tiennent au milieu de millions d’hommes et les dominent, grâce à des prodiges d’habileté. Ils font voir ce que peuvent des commerçais et des industriels ayant de la suite dans les idées. Mais, quoi qu’ils fassent et disent, leur puissance semble faite d’artifices ; ils remontent un courant, ce qui fatigue les plus intrépides nageurs, tandis que les autres le suivent, ce qui est bien plus commode.


I

Nous voulions, grâce à un examen attentif du milieu et des êtres, pénétrer dans le passé de l’Asie, et éclairer, autant que possible, son histoire à la lueur de la géographie. Nous voulions voir certaines choses pour mieux les comprendre, nous voulions en faire d’autres pour nous rendre compte de la façon dont avaient agi, en des circonstances analogues, ceux qui nous étonnent encore à présent.

C’est en nous disant que l’histoire vivait toujours, qu’il suffisait de se déplacer pour changer de siècle, et que la meilleure manière de retrouver les procédés des grands faiseurs d’histoire était d’en être un soi-même, un infime, à la façon de celui qui, recomposant une goutte d’eau, entrevoit la formation de l’Océan.

Nous étions imbus de cette idée en nous embarquant à Marseille pour Batoum et, toujours observant, nous avons traversé le Caucase, le Lenkoran, le Talych, où vivent des peuplades aux mœurs mérovingiennes et féodales, puis la Perse de l’ouest à l’est par la grande route historique, en compagnie de pèlerins allant prier et trafiquer comme au moyen âge, puis le pays des Turcomans et le Bokhara. À peine entrés en Afghanistan, nous avons été arrêtés par le même Issa-Khan en révolte aujourd’hui contre son maître et ami Abdour-rhaman-Khan ; nous sommes revenus sur nos pas par le chemin d’Alexandre, des Arabes et de bien d’autres, et finalement, arrivés au fond de l’impasse du Ferganah, au pied du « toit du monde » où viennent mourir, d’un côté, la civilisation d’Orient, de l’autre, la civilisation d’Occident, comme les vagues extrêmes de deux marées allant à l’encontre l’une de l’autre, toutes les routes à travers les pays peuplés nous étant interdites, nous avons résolu d’en improviser une par-dessus le Pamir, où nous avions moins de chance d’être arrêtés par les hommes et où les obstacles nous venaient surtout de la nature.