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provençale, de même l’amour qu’il avouait en le dissimulant. Il était de toute nécessité que les poètes s’avouassent amoureux. En effet, la poésie n’avait guère d’autre matière que l’amour, et cet amour, chanté dans de petits poèmes savans, aux formes difficiles, était peu réel, puisqu’il était d’obligation. L’amour était une des premières règles de la poésie, et, plus généralement, une forme d’esprit distingué, un témoignage de l’élévation de l’âme. L’amour du poète représentait, en quelque sorte, son brevet d’homme du monde ou de gentilhomme.

L’amour de Boccace est en tout conforme à la tradition des poètes. Il n’aurait eu garde de choisir pour amante poétique une des femmes du commun qu’il aima. Il lui fallait une grande dame, pour que son amour fût une matière digne de poésie. Il tomba amoureux soudainement, et cela encore était dû aux convenances : le coup de foudre était le seul début que l’on admît. Boccace le reçut le samedi saint, 27 mars 1334. Or, la semaine sainte était un temps consacré, par l’exemple de Pétrarque et de plusieurs autres, à de pareils accidens. Par un sentiment assez profane, il semblait que la semaine douloureuse fût bien faite pour voir naître un amour qui devait être malheureux. En voilà assez pour donner des doutes sur la réalité des sentimens de Boccace. Je suis bien tenté de suivre l’avis de Brantôme, qui s’y connaissait, et vivait encore au temps des poètes amoureux : « Je croy, dit-il, qu’il n’a jamais heu tant de faveurs de ceste grand’dame, comme il en a escrit, et qu’il s’est forgé en sa cervelle et fantasie ce beau subject, pour en escrire mieux. »

J’ajoute que Boccace ne devait pas être beau. « vrayment oui ! il étoit bien ung bel oyzeau ! » dit encore Brantôme, qui avait vu son portrait. Boccace a laissé de lui-même un portrait peu flatteur, tracé, à vrai dire, dans une de ces heures de mauvaise humeur ou il arrive à un homme de se calomnier, avec l’espoir secret de n’être point cru sur parole. Il se représente comme « laid, pauvre, querelleur, timide, bègue, louche et déjà obèse. » Enfin, prenant pour la première fois un pseudonyme qui lui sera familier, il s’intitule : spurcissimum Dioneum, — « le très immonde Dionée. » Filippo Villani et d’autres, qui eurent toutes raisons d’être bien informés, ne le peignent pas sous des couleurs si vilaines. Il était grand d’abord, un peu fort dès sa jeunesse, d’aspect avenant et joyeux. La bouche était belle, les lèvres épaisses et un peu sensuelles. Il avait au menton une fossette qui se creusait lorsqu’il riait. En ajoutant ces traits à ceux du portrait précédent, on aura, je pense, une image assez ressemblante.

Parlant de son caractère, Boccace se dit « timide et querelleur. »