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de les concilier. Car, c’est elle qui les fait, et elle qui les défait. Dans des lois que l’on ne saurait jamais regarder comme immuables, puisqu’elles ne sont point descendues du ciel, sa mission ou sa raison d’être est d’introduire plus de clarté, plus de justice, plus d’humanité. Et l’éloquence de la chaire, si l’on veut résumer en quelques mots son objet, que se propose-t-elle que de nous détacher de ces intérêts mêmes qui sont entre nous l’occasion, l’aliment et la fin des procès civils? Si elle a une mission sociale, c’est de nous enseigner les moyens d’entretenir la paix parmi les hommes, et, selon le terme consacré, c’est de nous élever, par un peu de u désappropriation, » au-dessus des motifs habituels de nos disputes et de nos querelles. Mais les avocats, eux, sont comme emprisonnés sous le réseau des subtilités juridiques, et pour peu qu’ils essaient d’en sortir, on voit communément qu’ils perdent les procès qu’on leur avait confiés pour les plaider sans doute, mais d’abord pour les gagner. Sur quoi, la question n’est pas de savoir si leur métier n’en vaut pas bien un autre, mais de voir, et de dire, que l’éloquence n’y est guère de mise.

Mêlée qu’elle est ainsi aux affaires de tous les jours, il en résulte enfin pour l’éloquence judiciaire une autre raison d’infériorité. Car il y a de grandes causes, mais il y en a beaucoup plus de petites, qui n’intéressent que les plaideurs, et non pas même les avocats qui les soutiennent ou les magistrats qui les jugent. Le 18 mai 1634, il y a donc de cela deux cent cinquante-quatre ans. Me Olivier Patru, devant MM. de la Grand’Chambre, prit la parole pour « la veuve et les enfans de défunt Pierre Doublet, fermier de Grenelle, et pour quatre habitans de Vaugirard, appelans, contre M. le curé de Saint-Etienne, intimé; » et je conviens qu’il ne par la point mal, encore qu’un peu pompeusement, et en y mêlant trop de citations de Josèphe ou de Diogène Laerce. Il s’agissait de savoir si le défunt, Pierre Doublet, avait eu le droit, quoique étant de la paroisse de Saint-Étienne, de se faire enterrer dans l’église de Vaugirard. Quel intérêt veut-on que nous prenions à Pierre Doublet? j’ai rappelé tout à l’heure les Plaidoyers et Discours de M. Chaix d’Est-Ange, et ils ne datent pas encore de deux cent cinquante-quatre ans. Le 2 avril 1835, devant la 6e chambre du tribunal de la Seine, Chaix d’Est-Ange plaida pour M. Ardisson, que l’on accusait calomnieusement d’avoir mis lui-même le feu dans son appartement de la rue du Temple, pour incendier son mobilier et toucher une assurance de 600,000 ou 700,000 francs. Que nous font aujourd’hui les affaires de M. Ardisson? Et parmi les causes que l’on plaidait hier, les civiles ou les criminelles, je demande combien il y en a qui soient plus intéressantes et d’un intérêt plus durable que celle de M. Ardisson ou de la veuve Doublet? Là peut-être est surtout la grande infériorité de l’éloquence judiciaire : elle ne s’exerce que sur ce qu’il y a de plus transitoire ou de plus contingent au monde, et sous peine de manquer son objet, il